Les Invasions Barbares

 

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Pendant les deux cents ans où le Japon est resté isolé du monde extérieur, de 1633 à 1854, les Occidentaux n’étaient plus autorisés à débarquer qu’à un seul endroit, dans la baie de Nagasaki : Dejima, une île artificielle minuscule, dont le plan en éventail évoque la symétrie des cités idéales. Deux à sept bateaux de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales y faisaient escale chaque année. Et c’était tout.

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(Si vous avez manqué le début...)

A leur arrivée sur Dejima, les bateaux hollandais étaient inspectés de fond en comble. Les autorités japonaises confisquaient leurs voiles, ainsi que toutes les armes et les objets religieux qu’ils trouvaient à bord.

Dejima était reliée à la terre par un petit pont sévèrement gardé. Les Hollandais n’avaient pas le droit de traverser le pont, sinon pour aller présenter leurs hommages au shogun, une fois par an. De même, il était interdit aux Japonais d’entrer, excepté les interprètes, les prostituées, et les ouvriers chargés de construire et de réparer les bâtiments dans lesquels les marins hollandais vivaient.

Dejima vers 1825

Jusqu’au XIXe siècle, les armes à feu s’appelaient au Japon « Tanegashima », du nom de l’île où elles étaient fabriquées. En 1543, un seigneur local avait acheté deux arquebuses à des aventuriers portugais échoués sur ses côtes, et avait demandé à ses forgerons d'en découvrir le principe pour qu'ils puissent en fabriquer à leur tour. L’enthousiasme des militaires Japonais est tel qu’à la fin du XVIe siècle, on produit pratiquement autant d’armes à feu sur Tanegashima que dans tous les pays européens réunis.

Les Hollandais achetaient aux Japonais du cuivre et de l’argent, des laques, du riz. Ils leurs vendaient de la soie, du sucre, ainsi que des livres et des instruments scientifiques dont la diffusion discrète parmi ses élites a permis au Japon de rester au courant des avancées techniques et scientifiques de l’Occident. Au XVIIIe, c’est sur Dejima que les samuraï venaient s’instruire dans ce qu’il était convenu d’appeler les « arts hollandais » : médecine, cartographie, optique, dessin, chimie, mécanique, astronomie.

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En 1810, Napoléon annexe le Royaume de Hollande, qui restera une province française jusqu’en 1814. Les Britanniques ripostent en s’emparant des colonies hollandaises en Asie. Pendant ces quelques années, Dejima est le dernier territoire au monde où flotte le drapeau hollandais.

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Dejima en 1853

En 1852, l'officier commandant de la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales remet une lettre au magistrat qui dirige Nagasaki pour le prévenir de l'arrivée imminente des Américains. Son courrier est poliment ignoré.

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En 1853, le commodore Perry arrive au Japon à la tête de quatre énormes vaisseaux à vapeur hérissés de canons. Sa mission : faire une démonstration de force pour convaincre les Japonais d’ouvrir leurs ports au commerce.

Deux perspectives sur la flotte de Perry

Les Japonais sont très ennuyés. Ils encerclent les navires américains. L’un de leurs frêles bateaux porte une grande pancarte où un message, rédigé en français, intime l’ordre aux Américains de repartir. Peine perdue.

"I have directed Commodore Perry to assure your imperial majesty that I entertain the kindest feelings toward your majesty’s person and government, and that I have no other object in sending him to Japan but to propose to your imperial majesty that the United States and Japan should live in friendship and have commercial intercourse with each other."

Perry refuse d’accoster sur Dejima comme on le lui propose finalement. Il fait savoir qu'il est porteur d’une lettre du président des Etats-Unis en personne, qu'il ne la remettra qu'à l'empereur et qu’il ne débarquera donc qu’à Edo. Tout le monde est très, très ennuyé.

Perry fait force menaces plus ou moins voilées, débarque ses soldats, fait donner du canon et jouer la Bannière étoilée, puis repart, ayant fait connaître ses exigences et annonçant qu’il reviendra dans un an pour signer son traité de commerce. Le shogunat est très, très, très ennuyé.

Il faut faire quelque chose. Les Japonais construisent donc des îles artificielles fortifiées pour défendre la baie d’Edo, et ils achètent aux Hollandais des plans pour construire des navires à vapeur. Ca ne suffira pas à tenir tête aux Américains mais c’est mieux que rien.

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Perry revient six mois plus tard à peine, avec encore plus de vaisseaux et de canons. Les négociations s’éternisent mais toutes ses exigences seront finalement satisfaites : les Américains obtiennent le droit de commercer dans deux ports, celui d’établir une représentation diplomatique et l’extraterritorialité de leurs citoyens. Des traités similaires sont signés rapidement avec les Britanniques, les Français, les Russes, les Hollandais... La concession de Dejima est rendue caduque, mais les rapports établis au cours des siècles entre autorités japonaises et hollandaises demeurent.

Perry rentre glorieux aux Etats-Unis pour y mourir de son alcoolisme, sans avoir compris qu’il vient de signer un traité avec un représentant du shogun, et non de l’empereur.

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En 1855, le premier navire à vapeur japonais entre en service. Il a été conçu à partir de dessins techniques et d’ouvrages de référence achetés aux Hollandais deux ans plus tôt. Dejima devient une académie navale où des officiers Hollandais entraînent les marins japonais.

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Au terme d’une période d’instabilité confinant à la guerre civile, les modernes triomphent des isolationnistes : le Japon décide finalement de s’ouvrir à l’Occident. C’est le début de l’ère Meiji, qui durera de 1868 à 1912, et qui verra le Japon travailler sans relâche à rattraper son retard. Les Japonais n’ont aucune intention de subir le même sort que les Chinois.

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En 1904, les travaux d’agrandissement du port de Nagasaki avalent Dejima, qui disparaît dans les terres. Cette même année, la marine japonaise triomphe de la Russie impériale. C’est la première victoire d’une nation non-occidentale sur une puissance européenne depuis des siècles.

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En 1918, après 50 ans d’efforts, le pari de Meiji est gagné : le Japon est devenu moderne. Le cinéma, l’industrie, la corruption, les journaux, le jazz triomphent. Le pays s’est considérablement enrichi pendant la guerre, et les nouveaux riches vivent, avec un tout petit peu de retard, leur Belle Epoque. C’est la période qu'on appelle l’ère Taishô, et qui commence en 1921.

Kobayakawa Kyoshi, "Tipsy" (1930)

Tout n’est pas rose. Les richesses crées par l’industrialisation du pays n’ont profité qu’à une part infime de la population, et la colère sociale gronde. La grande guerre a montré les Occidentaux pour ce qu’ils étaient : beaux-parleurs, mais ni infaillibles, ni décidés à partager. La Société des Nations refuse aux Japonais l’égalité raciale qu’ils réclamaient, bien qu’ils aient été parmi ses premiers et ses plus importants contributeurs. En 1924, les Etats-Unis interdisent de facto l’immigration japonaise, 70 ans après avoir forcé le Japon à leur ouvrir ses frontières à coups de canon.

Au Japon, la nostalgie de l’ancien monde fonctionne à plein. L’ère Edo apparaît soudain nimbée d’une aura d’innocence et de merveilleux. On rêve à un monde plus simple, plus pur, à l’âge d’or. En 1922, Dejima est déclaré site historique exceptionnel par le gouvernement japonais. On plante de gros clous dans le sol de Nagasaki pour matérialiser son emplacement.

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Yamakawa Shûhô, "Relaxing in the Shade" (1933)

"Hardworking farmers resented the frivolity of the city dwellers whose lives seemed so much easier and more carefree than their own. The materialism, hedonism, and individualism of urban culture threatened cherished traditional values like frugality, hard work, harmony, and decorum." Peter Duus, Modern Japan (1998), p. 199

'modern girls'

Sous Meiji, les styles artistiques étaient strictement divisés entre japonais/traditionnel d’une part (wa), et à l’occidentale/moderne d’autre part (yô). Mais les déceptions de l’après-guerre ont libéré les Japonais de leurs complexes d’infériorités, et l’ère Taishô peut inventer une modernité proprement japonaise. Les traditionalistes de tous bords sont débordés. Soudain, l’art n'est plus où il devrait être : les artisans japonais façonnent des laques Art Déco, on mélange l’ukyo-e et les gravures de mode. L'ordre des choses est bouleversé. Les femmes travaillent et se libèrent : les moga font plisser la bouche des vieux et tourner la tête des jeunes.

Le populaire et le sérieux dansent ensemble, anciens et modernes valsent. On revisite les formes passées à l’aune de ce que l’on sait désormais. Dans les villes japonaises, l’hybridation culturelle est à son comble. Les premières pages du fameux Eloge de l’ombre de Tanizaki, publié en 1933, résument bien le problème :

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Le roman de détective en général, et l’oeuvre d’Edogawa Rampo en particulier, offrent un exemple frappant de cette tendance globale à l’assimilation : entre formes importées et locales, entre culture populaire et savante, entre langue traditionnelle et néologismes. Rampo connaît les classiques de la fiction policière occidentale sur le bout des doigts. Pour écrire ses premières nouvelles, il transpose les intrigues de Poe ou Dickson Carr dans le Japon de Taishô, qu’il décrit dans toute sa brutalité, en y mêlant ses souvenirs et sa subjectivité. C’est ce processus de subversion de Tatsumi Takayuki appelle la mélecture

Si vous avez manqué le début — Tokyo, 1923 : Hirosuke Hitomi, écrivain raté et traducteur à la petite semaine, usurpe l'identité d'un aristocrate de province, Komoda. Il quitte sa métropole dégueulasse pour les tréfonds du Japon rural, où la modernité est encore bien timide. Hitomi, devenu Komoda, décide de donner corps à l'image qui obsède depuis des années : l'île. Il va dilapider sa toute nouvelle fortune dans des travaux colossaux pour transformer un îlot inhabité en une sorte de parc d'attractions monstrueux.

Bientôt, Rampo n’a plus besoin de modèle. Ses histoires racontent seulement le Japon de son temps et l’horreur qui se cache dans ses marges et ses coins sombres. C’est comme ça que naît l’histoire de l’île Panorama - un savant mélange entre ses souvenirs d’enfance du parc d’Asakusa, les excentricités d'un magnat de la perle et la tradition japonaise des îles artificielles et interdites.

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L'île Panorama est une parabole sur le Japon de l'ère Taishô - l'incertitude sur l'avenir, l'arrivée violente de la modernité, les têtes qui tournent à l'idée de ce que ces nouvelles richesses vont permettre, les projets démesurés qui en découlent. L'île que construit Hitomi est composite, torturée, impossible, bâtie par des ouvriers exploités pour satisfaire les caprices d'un aristocrate à la fortune usurpée. Moderne et monstrueuse, localement superbe mais globalement immonde, totalement invraisemblable, elle est à l’image de l’époque.

Kafû, "Two Girls by the Sea" (vers 1925).

Les vêtements des deux jeunes filles représentent les deux goûts du jour : à la japonaise et à l'occidentale. Notons aussi trois bateaux très symboliques : la coque d'une vieille barque de pêcheur, les voiles d'un grand navire, et la cheminée d'un bateau à vapeur.

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C'est tout cela, l'île. Un parc d'attraction, et un art devenu incompréhensible, et un monde soudain ouvert, terriblement incertain, après des siècles d’immuabilité. Les anciennes valeurs ont été renversées et on ne sait pas encore ce qui les remplacera. Toujours l'île : un territoire vierge, inconnu, à défricher, à conquérir.

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Depuis les récits des premiers missionnaires jésuites, les Occidentaux se sont toujours accordés à trouver les Japonais étranges, incompréhensibles, saugrenus. Je ne sais pas vous, mais moi tout me semble très familier dans les histoires de Rampo : la misère des campagnes, l’exploitation des ouvriers en ville, le divertissement pour oublier tout ça, l’incertitude sur l’avenir, la culture qui tente de se réinventer en mélangeant les genres et en ressassant un passé mythifié, le sentiment qu'une époque a commencé qui va vraisemblablement à la catastrophe, et l’application que nous mettons à ne pas le savoir, à nous en foutre, à détourner les yeux. A l’abri dans des bars, une musique assourdissante nous protège, pour l’instant au moins, de l'horreur du monde.

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C'est inconfortable mais je dois tout de même le dire : une partie de la fascination que Rampo exerce sur moi vient de ce que nous sommes issus du même milieu - des petits bourgeois instruits, fascinés par la modernité, cultivés en dilettantes, incapables de garder un boulot.

Je reconnais mon époque dans la sienne, mais je suis bien obligé de me reconnaître, aussi, dans la description qu’il donne de son héros. « [Hitomi] se voulait philosophe, mais n'utilisait pas ses connaissances pour enseigner. Il faisait tout en dilettante, se prenant de passion pour la littérature, assistant à des conférences, se lançant dans la sociologie ou l'économie, ou encore achetant tout le matériel de peinture pour jouer à l'artiste, montrant ainsi à la fois des goûts variés et une certaine inconstance. Aucune discipline ne retenait son attention, au point que l'on se demandait comment il avait pu faire des études. Au cas où il aurait étudié quelque chose, nul doute qu'il se serait intéressé à un aspect bien particulier de cette chose plutôt qu'à la chose elle-même. C'est ainsi que dix ans après avoir terminé ses études, il traînait encore sans avoir trouvé d'emploi. »

Shibata Suiha, "Biwa Concert" (vers 1930)

Hitomi, Rampo et moi, aussi paumés les uns que les autres. Tous ces livres que nous avons lus n'ont pas le moindre sens, ils ne nous offrent aucune prise sur la mascarade du monde.

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Finalement Hitomi usurpe une fortune et Rampo trouve le succès. Le soir venu, ils se retrouvent sur l'île pour prendre l’apéro : Rampo, Hitomi, Emmanuel Laurens, le comte de Montecristo et tous les autres. Ils se racontent des histoires d’îles. Je rôde dans l’ombre, espérant être invité un jour à leur table.

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Odaiba vue de la tour de Tokyo

C'est sur Odaiba qu'a été construite la fameuse statue d'un Gundam "grandeur nature" en 2011 - on en reparlera

Epilogues : au début des années 1990, le gouverneur de Tokyo annonce un projet pharaonique. Il s’agit de transformer en ville du futur Odaiba, une des îles fortifiées bâties 150 ans plus tôt pour défendre Edo contre la flotte du commodore Perry. Le chantier est colossal. En 1995, 1000 milliards de yen ont été engloutis, et l’échec est à peu près complet. La ville du futur est déserte, comme toutes les cités idéales jamais bâties. Toujours le même plan de repli : on transforme l'île en attraction touristique .

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Et Dejima ? Depuis 1996, la ville de Nagasaki a entrepris de gros travaux pour recréer l’île avalée par les terres près de cent ans plus tôt. Deux des quatre côtés ont déjà été libérés et cinq bâtiments reconstruits dans l’état dans lequel ils étaient au début du XIXe siècle. On peut les visiter depuis 2000. Conçus par des Japonais mais habités par des Occidentaux, ils représentent un curieux compromis entre deux modes de vie, avec leurs lits et leurs chaises sur des tatamis - comme un reflet prémonitoire et un peu déformé des maisons japonaises parcourues de fils électriques que décrira Tanizaki.

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Prochain épisode :
Le monde perdu

Pourquoi je hais les voyages, les explorateurs ET les écrivains.

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Sauf mention contraire, images, textes, conception & réalisation : Martin Lafréchoux

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