A travers le sténopé

 

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En cherchant bien, ça commence toujours par un souvenir d'enfance. Dans un court essai de 1937, A Passion for lenses, Rampo raconte qu'il a connu une phase un peu dépressive pendant son adolescence. Il restait enfermé chez lui, tétanisé par l'immensité de l'univers et par le sentiment de sa propre insignifiance. Son salut vint finalement d'un phénomène optique, celui qui constitue la base de la photographie : le sténopé.

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(Si vous avez manqué le début...)

Un jour où j'étais assis seul et désoeuvré dans l'obscurité de ma chambre, je m'aperçus soudain que le paysage extérieur se trouvait projeté sur le shôji à travers un minuscule trou dans les rideaux. Les branches verdoyantes des arbres étaient éclairées de sorte que l'image de chacune des feuilles se découpait de façon extrêmement claire et détaillée. Les tuiles du toit avaient pris une couleur nouvelle, elles semblaient plus vibrantes que lorsqu'on les regardait à l'oeil nu. Sous le feuillage des arbres et les tuiles (l'image était projetée à l'envers), on voyait la couleur sublime d'un ciel immense. Des nuages blancs et joufflus rampaient tels des insectes sur ce fond bleu, comme sur les décors peints du Panorama Building.

Ce premier souvenir en cachait un second, comme emboîté : le sténopé naturel parvient à tirer le futur Rampo de son apathie parce qu'il lui rappelle un spectacle qui l'avait émerveillé, enfant : le Panorama. Au XIXe siècle, ce terme désigne un immense bâtiment rond, éclairé par le haut et peint en trompe l'oeil à 360°, dans lequel le spectateur pénètre par un long couloir aveugle. Au bout se trouve une grande plateforme située suffisamment loin des parois peintes pour donner l'illusion que l'on a été transporté en un lieu différent et généralement exotique.

Spectacle total, hybride, fascinant tant que durent ses artifices, le panorama hante toute l'oeuvre de Rampo.

Vue en coupe du Panorama de Robert Barker

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'The patent for the panorama was filed by Robert Barker in 1787, the very same year Jeremy Bentham filed his patent for the infamous panoptic prison'

Inventé en Angleterre à la fin du XVIIIe, le panorama se diffuse dans toute l'Europe au début du XIXe. Le Panorama de Paris ouvre ainsi en 1804. Dans les décennies qui suivent, la course au spectaculaire entraîne une complexification du dispositif du panorama et une surenchère d'effets. "On s’évertuait infatigablement à transformer les panoramas, par des artifices techniques, en théâtres d’une parfaite imitation de la nature", explique Walter Benjamin. A Paris, Daguerre est déjà célèbre pour le réalisme de ses peintures et pour ses effets de lumière dans les décors de théâtre. En 1822, il fait construire le Diorama, un bâtiment qui donne à ses techniques d'illumination un cadre où elles peuvent prendre leur pleine mesure.

Le brouillard et la neige vus au travers d'une colonnade gothique en ruine - Daguerre, huile sur toile, 1826

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Extrait du mémoire de fin d'études d'Antonin Riou, “Plan concave, Conservation-restauration de deux photographies à effets de transparence pour l'aléthoscope de Carlo Ponti (1860-1862)”, Institut national du patrimoine, Paris, 2011.

"Le [Diorama] est immense : 57 mètres de long, 27 mètres de large, 16 mètres de haut. Les spectateurs doivent emprunter un escalier intérieur pour accéder à une estrade circulaire de 12 mètres de diamètre et pouvant accueillir 350 personnes. [...] Un effort spécial est fait pour dissimuler les artifices techniques afin de ne pas nuire à l’illusion, et rappeler une mise en scène théâtrale. Daguerre n'hésitait pas à placer des éléments naturels et des animaux, trucages qui lui coûteront la quasi impossibilité de faire entrer ses illusions dioramiques dans les salons de beaux-arts et les collections publiques. A la différence du spectateur du panorama, celui du diorama n’a pas à se déplacer pour apprécier l’ensemble du spectacle, car la petite estrade pivotante l’y oriente progressivement. Le spectateur est ainsi immergé dans le spectacle qui s’anime devant lui."

Un Diorama ouvre à Londres dès 1823, puis d'autres villes d'Europe suivent. La course aux artifices techniques se poursuit pendant tout le XIXe siècle. "Daguerre met ensuite au point au milieu des années 1830 un système de double-effet qui permet de multiplier les possibilités narratives de chaque scène. Il peint des scènes alternatives au revers dans des couleurs spécifiques qui sont amenées de manière sélective en choisissant le filtre coloré du retroéclairage : ainsi, en éclairant la scène d’une lumière rouge, les parties peintes en rouge disparaissaient tandis que les parties peintes dans d’autres couleurs apparaissaient. Ce procédé lui permet alors d’innombrables jeux narratifs."

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Jour & nuit

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Il faut attendre les dernières décennies du XIXe pour que le Panorama arrive aux Etats-Unis, où le phénomène s'inscrit dans le cadre plus large d'une mode de la culture française. Les Etats-Unis, tout comme le Japon, sont une nation à peine constituée qui rêve de sophistication européenne, et dès lors qu'il s'agit de culture ou d'art de vivre, tout doit être français - mieux encore : parisien. On ne sera donc pas surpris d'apprendre que le premier panorama présenté sur le territoire américain, en 1876, fut Le Siège de Paris. Cette toile de Félix Philippoteaux, créée à Paris en 1873, place les spectateurs sur le toit d'une petite maison de banlieue tandis que la bataille fait rage à leurs pieds et que les canons de Bismarck pilonnent les communards, au loin.

Fascicule accompagnant le Siège de Paris au Panorama de San Francisco (vers 1898)

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S'il exista en Europe une certaine variété dans les sujets des panoramas, Japonais et Américains eurent une singulière prédilection pour le scènes guerrières. Le succès du Siège de Paris en témoigne. Bientôt, cependant, les Américains ne se contentent plus des guerres menées sur un autre continent : ils utilisent l'art du panorama pour raconter leurs propres batailles et construire leur propre nation. On fait venir à grands frais des peintres français pour qu'ils représentent les épisodes les plus significatifs de la guerre de Sécession, pour contribuer à la création d'une mythologie nationale. C'est ainsi qu'au début des années 1880, Paul Philippoteaux (le fils de Félix) réalise La bataille de Gettysburg, l'un des rares panoramas au monde à être encore visible aujourd'hui.

Une photo stéréoscopique de La Bataille de Gettysburg, de Paul Philippoteaux (le méta est en mode overdrive).

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L'expérience du Japon est similaire, mais encore plus éloignée de la source : elle est dérivée de l'expérience américaine et non plus de celle de l'Europe. Le Panorama Building d'Asakusa, celui dont se souvient Rampo, est construit en 1890 selon les plans de celui de San Fransisco. La première attraction à y être exposée, La Bataille de Vicksburg, représente un épisode de la guerre civile américaine. Mais même à Tokyo, le livret insiste sur le prestige des deux peintres français qui ont réalisé le panorama, et indique qu'il a été exposé à Paris (ce dont il est permis de douter) avant de partir en tournée aux Etats-Unis puis de finir à Tokyo.

Tokyo, c'est la fin du circuit : les panoramas ne repartiront jamais à leur point de départ. Passés de mode entre temps et vraisemblablement très abîmés par tous ces voyages, ils sont abandonnées par leurs créateurs en terre étrangère.

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Hsuan Tsen fait remarquer qu'il existe en cette fin de XIXe siècle une certaine proximité, pour ne pas dire une sympathie entre entre les cultures américaine et japonaise de l'époque, leur place dans le monde - toutes deux légèrement à la traîne derrière les Européens mais très désireuses de refaire leur retard. Les Japonais font tout leur possible pour rattraper et dépasser les Américains. Dès 1890, pour l'inauguration du Panorama du parc de Ueno, un panorama est entièrement conçu et réalisé au Japon. Il représente une bataille de la guerre des Bôshin, qui marqua la fin du shogunat, une trentaine d'années plus tôt. Le parallèle avec les batailles de la guerre de Sécession américaine est clair.

Les voyages extraordinaires du Panorama

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On rigole avec les Pirates des Caraïbes mais Ben-Hur était à l'origine l'adaptation d'un cyclorama

Que font les Européens, pendant que leurs panoramas sont au Japon ? Ils sont passés à autre chose. La mode est aux "moving panoramas", qui permettent de revivre les grands évènements (couronnements, processions, etc), et dont la conception rappelle, curieusement, les emakimono du Japon féodal : les toiles des décors sont tendues entre deux rouleaux que l'on fait tourner pour donner l'illusion du mouvement. Le cinéma n'est plus très loin.

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Si vous lisez l'allemand : un témoignage de l'effet produit sur un étudiant chinois par un panorama visant à exalter la puissance militaire japonaise.

Le Japon connaîtra donc deux Panorama Buildings, tous deux inaugurés en 1890  : celui du parc de Ueno, qui sert plutôt aux spectacles patriotiques, et celui d'Asakusa, dont se souvient Rampo. Même à l'ère Edo, Asakusa était le quartier de Tokyo dévolu aux misemono, les spectacles et attractions. Mais à l'ère Meiji, le quartier devient l'épicentre de la modernité. Sa tour panoramique est, à sa construction en 1890, le plus haut bâtiment de Tokyo, et le premier à disposer d'un ascenseur. C'est là qu'on trouvera le premier cinéma de tout le Japon, en 1895.

Le ketchup, les Cosmocats, Thierry Hazard...

Le Panorama d'Asakusa est dans les souvenirs de Rampo comme le musée des Arts & métiers dans les miens.

Il faut tout de même se souvenir que Rampo est un provincial. Enfant, il ne connaît Asakusa que par de brèves visites à Tokyo qui le laissent émerveillé. Un peu de méfiance est donc de mise. L'enfance, c'est le temps des goûts de chiotte. On absorbe et on adore des choses étranges dont on pourra plus tard retrouver le goût mais jamais plus la saveur - on a beau se souvenir de la joie qu'elles nous apportaient, le lien est définitivement brisé.

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Le parc d'Asakusa à la fin du XIXe siècle

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Quand Rampo s'installe à Tokyo pour la première fois, en 1912, Asakusa est toujours là mais le Panorama Building a déjà disparu, remplacé par une copie du Luna Park de Coney Island. Le Panorama restera donc éternellement pour lui un souvenir d'enfance. C'est lors de ces premières années à Tokyo, de 1912 à 1916, que Rampo découvre la littérature. Il lit en anglais les classiques du roman policier anglo-saxon (Poe, Doyle, Chesterton), les Russes, les Français. Il dévore tout ce que les bibliothèques publiques et universitaires ont à lui offrir, prend des notes, digère. A partir de ses notes, il compose en 1915-1916 une sorte de livre manuscrit, Kitan (Extraordinaire). Kitan est le mot utilisé pour traduire en japonais le titre des "histoires extraordinaires" de Poe. Il sera fréquemment employé par Rampo dans la suite de sa carrière, notamment pour le titre original de l'Île Panorama (Panorama-tô Kitan).

Traduction de Gérald Peloux, citée dans sa thèse, à qui ces paragraphes et les suivants doivent beaucoup.

L'ouvrage de Rampo veut mettre au jour les caractéristiques communes à tous les livres "extraordinaires" qu'il a lus dans les années précédentes, si dissemblables soient-ils (Rampo parle de "curious novel", en anglais dans le texte). "Il semblera étrange de traiter en même temps de la littérature biblique et des romans de détective de Gaboriau. Cependant, on peut leur trouver un point commun. Et c'est précisément ce point commun qui fonde la particularité du Curious novel. Je ne connais pas de terme pour le définir, mais on peut parler de mort, de mystère, de terreur, de ténèbres, d'horreur, de bizarre, de connaissance extraordinaire, de curiosité. J'ai le sentiment qu'il englobe tous ces concepts. Le but de cet ouvrage et de commenter et présenter ce type de Curious novel."

Rampo met en vente Kitan dans la librairie d'occasion qu'il tient à l'époque avec ses frères. Il n'en vend pas le moindre exemplaire. C'est le début de ses années d'errance.

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Nihon Panorama Building en 1905

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En 1923, Asakusa est entièrement détruit par le grand tremblement de terre du Kanto, au moment même où la carrière d'écrivain de Rampo commence. La première modernité japonaise, celle de Meiji et du Nihon Panorama Building, disparaît définitivement sous les décombres. L'enfance est enterrée.

Dans les années qui suivent, le Japon rattrape le peu de retard qui lui restait sur l'Occident. Les phénomènes culturels s'y produisent en quasi synchronicité. Les livres sont traduits en quelques mois, les films étrangers distribués immédiatement. Pour autant, synchronicité ne veut pas dire symétrie. Les oeuvres continuent à suivre le même trajet que les panoramas cinquante ans plus tôt : parties d'Europe ou des Etats-Unis, elles arrivent au Japon où elles continuent d'influencer le public et les artistes locaux, mais sans espoir de retour.

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Lorsqu'elles traversent le Pacifique, les oeuvres occidentales arrivent inexplicablement transformées. Tout se passe comme si le regard des spectateurs japonais les percevait différemment. "L'anglais L.J. Beeston (1874-1963) ou le français Maurice Level (1876-1926) sont des auteurs bien oubliés de nos jours. Pourtant, leurs traductions ont influé sur le développement du roman de détective japonais", raconte Philippe Jordy "Ce surprenant phénomène de réception et de féconde distorsion est fréquent au Japon dans divers domaines."

Effectivement, peut-être y a-t-il là quelque chose de typiquement japonais, qu'on retrouve aujourd'hui encore dans la réappropriation simultanée de l'ensemble des mythologies et de la pop culture occidentales, avec un mépris total pour notre 'bon goût' : on pense aux épées et aux monstres de Final Fantasy, mélangeant allègrement les mythes nordiques, grecs, hébraïques et pré-colombiens ; ou encore au christianisme mal digéré d'Evangelion et d'innombrables autres anime, surtout ceux à vampires.

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Plan du Nihon Panorama Building

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C'est sur ces entrefaites que Rampo publie sa première nouvelle. Sa carrière commence alors que la position des écrivains japonais est difficile. Enfant d'un monde déjà ouvert, Rampo ne peut ni ignorer la culture occidentale, ni la traiter avec la même désinvolture que Kuroiwa Ruiko 50 ans plus tôt. Les auteurs de littérature populaire comme lui se sentent en bout de chaîne, à la traîne, et tenus d'être au niveau. "Une grande part de la production des écrivains des années 20 et 30 est hantée par la volonté de soutenir le regard sévère de l'Occident — un regard qui (coup de théâtre !) était vraisemblablement imaginaire, étant donné les barrières linguistiques et culturelles", raconte Mark Silver.

Rampo est un cas particulièrement emblématique. Sa culture encyclopédique du roman policier occidental le condamnait à imaginer des énigmes dans lesquelles il reconnaissait toujours une variation ou une relecture d'une nouvelle étrangère déjà lue. Il en éprouvait une grande honte et, par honnêteté sans doute, citait toujours explicitement les oeuvres dont il s'inspirait dans le texte même de son récit. Pour autant, malgré cette conscience aiguë de sa dette vis-à-vis des auteurs occidentaux, Rampo refuse d'être un simple continuateur ou un exégète. Il aurait pu se contenter de reprendre les idées ingénieuses de ses prédécesseurs occidentaux : fort peu de gens avaient lu autant que lui, et il est peu probable que quiconque l'ait accusé de plagiat. Mais il veut offrir une voix originale et moderne et, dès ses premières oeuvres, préfère jouer sur les attentes du lecteur en subvertissant le schéma classique du récit de détective.

Il n'est jamais possible d'adhérer totalement à la fiction de Rampo, de s'y perdre. Le lecteur peut s'émerveiller, avoir peur, être diverti ou dégoûté, mais il lui est impossible de quitter sa position de lecteur - tel le spectateur du panorama qui, enfermé sur sa plateforme, peut admirer la qualité de l'illusion mais jamais s'y perdre complètement. Rampo ne laisse jamais oublier qu'il s'agit d'un récit - que c'est lui qui raconte, et nous qui lisons. Le narrateur ne se prive pas d'exercer le pouvoir que nous lui accordons. Il malmène le lecteur, le trompe, lui refuse une histoire linéaire, une conclusion rassurante, ou même seulement les indices qui auraient pu lui permettre de résoudre l'énigme seul.

Pour renouveler les intrigues dont il s'inspire, Rampo a souvent recours à la technique des récits enchâssés : un narrateur (anonyme) raconte une histoire au lecteur, ou bien un personnage raconte une histoire à un autre. Cette technique permet d'ajouter un niveau de lecture en complexifiant la structure du récit. La nouvelle Le test psychologique commence ainsi par la phrase suivante : "Je ne connais pas précisément la raison pour laquelle Fukiya Seiichirô a pensé à cet acte horrible que je vais décrire maintenant." Ce narrateur qui dit 'je' n'est jamais identifié, mais sa position est claire : c'est lui qui raconte et nous qui lisons.

Dans La Pièce de 2 sen, la première nouvelle publiée par Rampo, le détective ne résout rien du tout : aux dernières lignes, un ultime coup de théâtre révèle à l'enquêteur (et aux lecteurs) que la solution qui avait été donnée au cryptogramme était en fait erronée. Le lecteur "apprend en outre dans la seconde moitié du texte que toute la résolution de l'énigme repose sur l'esprit facétieux de l'autre personnage, qui se voit ainsi attribuer le rôle de créateur de cette enquête," explique Gérald Peloux. "La Pièce de deux sen compose ainsi la mise en scène, sous la forme d'une mise en abîme, de l'acte de lecture : s'y opposent, derrière l'apparence des deux amis en constante compétition, lecteur et auteur." Pour Gérald Peloux, ce narrateur extérieur à la voix duquel nous sommes obligés d'adhérer, celui qui nous raconte la véritable histoire, est tel le couloir aveugle qui mène les spectateurs au panorama : un tunnel qui permet de passer du monde extérieur au lieu où la fiction peut se produire.

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Plan de coupe du Panorama de Barker

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Plus la carrière de Rampo avance et plus ces dispositifs narratologiques se complexifient. Dans La Chambre rouge, le narrateur anonyme raconte une histoire dans laquelle un personnage raconte d'autres histoires à un auditoire qui comprend notamment le narrateur. Dans La Proie et l'ombre, roman merveilleusement méta et pervers, on attend tout le récit de voir apparaître le personnage d'un auteur de roman policier, manifestement un double de Rampo lui-même et qui est peut-être (ou peut-être pas) l'assassin, sans jamais avoir la certitude qu'il existe ou non.

Dans Paysages infernaux, paru en 1931-1932, Rampo boucle la boucle : il recréé le vieil Asakusa et parodie ouvertement l'Île Panorama. La trame des deux histoires est très similaires, mais l'île est remplacée par un parc d'attractions calqué sur le vieux quartier d'Asakusa. Les personnages visitent les attractions une à une, tels Hitomi et Chiyoko découvrant les panoramas successifs de l'île. L'autoparodie est évidente (le récit a paru dans un fascicule destiné aux fans de la première heure). Dans le style d'Ellery Queen, Rampo défie ses lecteurs de résoudre l'énigme qu'il va leur proposer avant la fin de sa publication.

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On a dit que Rampo piochait souvent dans sa culture encyclopédique du roman policier occidental pour façonner ses propres intrigues et ses personnages. Tatsumi Takayuki parle de "mélecture créative" pour décrire la manière dont Rampo traite ses influences : une mécompréhension intentionnelle, espiègle, irrévérencieuse, qui verra chez l'autre ce que les érudits et les bons élèves ratent, encombrés qu'ils sont par tout leur sérieux, leurs cadres d'analyse et leurs références. Un génie de l'autodidacte, qui tranche dans le vif, et "nous oblige à relire les prédécesseurs [de Rampo] au prisme de ses recréations modernes".

Etrangement, les lecteurs occidentaux de Rampo ont du eux aussi appréhender successivement les deux périodes de sa carrière, mais dans l'autre sens : nous commençons à peine à découvrir ses oeuvres destinées à la jeunesse.

Cette dynamique est particulièrement nette chez les personnages de Rampo, dont certains sont manifestement inspirés de héros occidentaux. Le fantôme aux 20 visages est un hybride de Fantomas et d'Arsène Lupin, et le détective Akechi Kogoro est un hériter direct de Holmes, Dupin et Lecoq. Mais au prisme du regard de Rampo, l'un et l'autre deviennent nettement plus que de simples clones. Ils se révèlent des figures complexes et protéiformes, qui évoluent avec leur époque. Pour la générations des baby-boomers japonais, Kogoro est avant tout une figure paternelle, mystérieuse mais bienveillante, dont les aventures radiophoniques ont bercé leur enfance. Pourtant ses premières aventures montrent un personnage trouble, nihiliste, décadent, à son aise dans les recoins les plus sombres de la société de Taisho. Il faudra des années aux jeunes Japonais qui ont grandi avec les histoires du club des jeunes détectives pour découvrir ses aventures scandaleuses de la période ero guro.

Le fantôme aux 20 visages était encore le héros d'un film, en 2008.

Cette richesse permet aux héros de Rampo d'engendrer leur propre postérité, donnant naissance à des relectures et à des traditions totalement détachées de l'oeuvre qui les avait inspirés à l'origine. Le test psychologique, dont on parlait plus haut, a manifestement inspiré Death Note, et les Cat's Eyes empruntent énormément au Fantôme aux 20 visages (ses cartes de visite insolentes, le choix de ses cibles etc.), sans qu'il ne soit plus jamais question d'Arsène Lupin ni de Sherlock Holmes. Akechi Kogoro et le Fantôme aux 20 visages traversent les générations sans vieillir parce qu'ils sont chaque fois le reflet de leur époque.

Plan du Diorama de Londres

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J'aime à croire que pendant ce temps, Benjamin Castaldi et Christophe Dechavanne font de belles carrières de plasticiens au Japon.

A la fin du XXe siècle, la barrière qui tenait la culture populaire du Japon de l'autre côté est enfin franchie : elle fait le voyage retour. Les anime s'exportent, la France se passionne pour Akira, les films de Kitano triomphent dans les festivals les plus chics. La réception que nous donnons à cette culture n'est pas moins bizarre et imprévisible que l'accueil que les Japonais avaient réservé à la nôtre, un siècle plus tôt. Qu'on pense à notre rapport à Kitano, donc, ou à notre obsession pour Jirô Taniguchi qui doit sans doute beaucoup à son amitié avec Benoît Peeters – Kitano, Taniguchi et Miyamoto sont d'ailleurs les trois seuls Japonais à être Chevaliers des Arts & lettres. L'anecdote la plus emblématique est peut-être celle de la sortie de Jin Roh en 1998 : le film a droit à une avant-première mondiale au Grand Rex alors qu'il était sorti directement en vidéo au Japon, mais dans le même temps les journalistes français passent sous silence (ou simplement ignorent) le fait que le film s'insère dans le cycle Kerberos Saga de Mamoru Oshii.

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Je ne peux pas m'empêcher de penser à l'histoire des camps de prisonniers remplis de soldats allemands, pendant la guerre de 14, qui laissèrent aux Japonais des boulangeries industrielles et un goût prononcé pour la 9e de Beethoven.

En grattant bien, il y a souvent quelque chose de rampaldien dans la généalogie des oeuvres que le Japon nous renvoie depuis bientôt quarante ans. On examine leur visage parce qu'il nous dit vraiment quelque chose, sans parvenir à mettre le doigt sur ce qui nous titille. Ca nous agace. Et soudain, un frisson d'horreur nous parcourt : nous savons. Fullmetal Alchemist, les Cat's Eyes, Nadia, sont les descendants méconnaissables des oeuvres que nous avions abandonnées sur leurs côtes il y a un siècle, sans y prêter plus d'attention. Nous les avions envoyées à la mort, mais elles ont prospéré. Nous sommes accablés de culpabilité, de dégoût, d'incompréhension - ils ont fait de l'art avec ce dont nous ne voulions plus. Voilà ce qui heurte notre sens du bon goût quand les Japonais entreprennent de s'approprier nos histoires.

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Rampo aimait les instruments d'optique – lunettes, lentilles, projecteurs, miroirs, microscopes... – au point de faire de son oeuvre même un miroir déformant où se reflète son époque. Et dans le miroir de ses nouvelles, les images sont toujours difformes, instables, un tout petit peu tordues. Ses méchants sont des caricatures grimaçantes, des chimères malades, les portraits dégénérés que nous cacherions honteusement. Ses héros ne valent guère mieux : ils sont comme des reflets un peu faussés, un peu déviants des nôtres. Nous avons peine à soutenir leur regard.

On peut rester longtemps devant un miroir, à fixer celui d'en face. C'est amusant de pouvoir enfin se scruter à loisir, même si on sait bien que ce n'est pas vraiment nous, en face – c'est l'autre (la preuve, il est à l'envers). Mais si on s'attarde trop, un curieux phénomène se produit bientôt. L'autre paraît de plus en plus étrange, en dépit de tous nos efforts pour rétablir la normalité en retournant mentalement notre reflet. Nous le voyons bientôt laid, difforme, monstrueux, et il nous est impossible de croire qu'il est à notre image. Là ! Il a bougé ! Je l'ai vu, je te dis !

Ce que je veux dire, c'est qu'il y a la même distance, la même translation, le même vecteur qui sépare Hokuto no Ken de Ken le survivant, et qui sépare Sherlock Holmes de l'Akechi Kogoro de Rampo, et qui sépare Akechi du L de Death Note. Dans le miroir, avec un pas de côté. Un léger décalage au lieu d'une symétrie parfaite : voilà la mélecture. Une imperceptible crispation de la bouche qui pourrait bien être un sourire.

La mélecture, c'est tout à la fois la projection et l'ombre. Quelque chose comme l'image inversée et rugueuse d'un sténopé projetant au mur des souvenirs d'enfance.

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Prochain épisode :
La splendeur des Laurens

Où l'on gaspille des fortunes en caviar et en meubles Art nouveau.

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Sauf mention contraire, images, textes, conception & réalisation : Martin Lafréchoux

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