L'île du Dr Mikimoto

 

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En 1918, donc, le futur Edogawa Rampo est à Toba, au sud du Japon. Il rêvasse en regardant les îles de la baie d'Ise. L'une des plus proches de la rive s'appelle encore Oshima ; elle sera bientôt rebaptisée Mikimoto Pearl Island. C'est son étrange histoire qui inspirera à Rampo, près de dix ans plus tard, son Île Panorama.

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(Si vous avez manqué le début...)

Je n'ai pas de preuve formelle de ce que j'avance. Disons que c'est un faisceau d'éléments concordants. Les premières lignes du roman de Rampo parlent d'une île du département de M[ie], à l'endroit où la baie d'I[se] s'ouvre sur le Pacifique, à l'extrême sud du canton de S[hima]. Tout colle parfaitement. Vous me ferez peut-être remarquer, intrépides lecteurs, que la baie d'Ise compte beaucoup d'autres îles - et je serai bien d'accord avec vous. Mais Oshima présente deux spécificités qui me la font préférer à toutes ses voisines. La première est la tradition des plongeuses Ama, la seconde est l'histoire de celui qui lui donnera bientôt son nom, Kôkichi Mikimoto.

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Lorsque l'on arrive sur l'île Panorama, celle de Rampo, on est accueilli par des plongeuses nues. Elles accompagnent les visiteurs tout au long du tortueux tunnel sous-marin qui mène jusqu'à l'île. A la sortie, elles sont là à nouveaux, réalisant des plongeons spectaculaires et batifolant dans l'eau.

Ces plongeuses évoquent immanquablement les Ama (海女, littéralement "femmes de la mer"). Les Ama sont des femmes qui plongent en apnée pour pêcher des coquillages. Leur existence est attestée depuis fort longtemps : elles sont mentionnées dès le Man'yôshû, la plus ancienne anthologie de poésie japonaise, assemblée à la fin du huitième siècle. Ces plongeuses ont existé à de nombreux endroits du Japon et même ailleurs (on trouve des traditions similaires en Corée, sur l'île de Jeju), mais aujourd'hui, leur nom est surtout associé à celui de Mikimoto et à la pêche aux perles.

L'histoire des Ama sur l'île d'Oshima est comme un modèle réduit de l'histoire du Japon. Jusqu'à la seconde moitié du XIXe siècle, l'île est inhabitée. Les Ama y viennent pour pêcher algues, huîtres et ormeaux. Si elles ont de la chance, elles trouvent aussi, parfois, des perles naturelles. Les Ama vivent de leur pêche et ne rendent de compte à personne ; elles sont seulement vêtues d'un fundoshi et d'un bandeau pour tenir leurs cheveux, et ça ne gêne personne - leur nudité n'est ni honteuse, ni sexuelle. Le Japon vit en quasi-autarcie, ignorant superbement l'Occident depuis 250 ans.

En 1853, le commodore Matthew Perry arrive au Japon à la tête d'une flotte de vaisseaux cuirassés et bombarde le port d'Edo jusqu'à obtenir l'ouverture des ports japonais au commerce. La supériorité militaire écrasante des navires américains contraint les Japonais à signer le traité de Kanagawa, mettant fin à plus de deux siècles d'isolement quasi total. Suivront quinze ans de chaos politique et de guerre civile larvée qui marquent la fin du shogunat et le début de l'ère Meiji.

J'ai une tendresse particulière pour l'Institut d'étude des textes barbares, fondé en 1856, et promptement rebaptisé Institut d'éveil et d'accomplissement en 1863.

Il faut se représenter le désarroi des Japonais de cette époque. Au-delà de l'humiliation de la défaite, ils découvrent, horrifiés, que ceux qu'ils tenaient pour des barbares les prennent pour des sauvages. Ils sont médusés.J'ai une tendresse particulière pour l'Institut d'étude des textes barbares, fondé en 1856, et promptement rebaptisé Institut d'éveil et d'accomplissement en 1863.

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J'ai déjà vu des gens se plaindre de ce que les jeunes Japonais d'aujourd'hui abâtardissaient leur langue à force de katakana, comme si c'était une tendance récente. Ce sont sans doute les mêmes cuistres qui protestent chez nous contre "l'invasion" des mots anglais.

Une partie de la classe dirigeante de l'ère Meiji comprend que si le Japon ne veut pas rester à la merci des Occidentaux, il faut agir rapidement. Son premier souci est de faire apparaître le Japon comme une nation moderne et de le débarrasser de cette image de pays primitif qui lui colle à la peau. Un mouvement de modernisation d'une ampleur et d'une violence inouïes commence. Il faut adopter les coutumes, les sciences occidentales, l'architecture, les institutions, et jusqu'aux mots de l'Occident, dont les transcriptions en katakana envahissent les journaux, le temps que des néologismes plus idiomatiques s'imposent.

C'était un fort mauvais calcul. La constitution allemande de 1871 prévoyait notamment que si le Reichstag ne votait pas le budget de l'année à venir, celui de l'année précédente serait reconduit tel quel. Mais si cette disposition rendait le parlement allemand impuissant, elle donna au contraire un poids inattendu à celui du Japon, dont les dépenses militaires augmentaient à grande vitesse et qui ne pouvait donc pas se contenter du budget de l'année précédente.

La société de castes est abolie sans cérémonie, et avec une rapidité proprement aberrante. On envoie en Europe des émissaires chargés de collecter des manières de 'devenir modernes', qui pourront être appliquées au Japon à leur retour. C'est ainsi que les Japonais calqueront par exemple leur première constitution sur celle de l'Allemagne bismarckienne, dont le parlement d'apparat semblait constituer un bon compromis avec la modernité.

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A force d'efforts, le Japon devient le premier pays industrialisé non-occidental. Mais ça ne lui suffit pas pour être traité en égal. Les Japonais restent perçus comme primitifs, impudiques et païens, notamment en raison du peu de cas qu'ils font de leur nudité. On imagine sans peine la perception que l'Angleterre victorienne pouvait avoir des bains publics mixtes du Japon.

...et donc aussi, par effet de bord, l'invention du bukkake

Pour s'astreindre aux normes occidentales, le Japon se dote donc de lois sur la "morale publique" en 1900 et, en 1907, de lois interdisant notamment "l’obscénité", sans plus de précision - ce qui aura pour conséquence inattendue, à force de jurisprudence, l'interdiction absolue de représenter des poils pubiens que le Japon connaît encore aujourd'hui....et donc aussi, par effet de bord, l'invention du bukkake Les Japonais votent des lois nettement plus strictes que leurs modèles occidentaux dans l'espoir de leur être agréable, mais laissent pourtant passer des choses qui nous paraîtraient impubliables - au premier chef les feuilletons de Rampo, dont les histoires pleines de meurtres sadiques, de fluides corporels et de démembrements paraissent dans des magazines explicitement destinés à la jeunesse.

Aujourd'hui encore, exactement comme il y a un siècle, la même dynamique est à l'oeuvre. Les Japonais s'appliquent à adopter nos codes moraux pour nous faire plaisir, espérant s'affranchir enfin de la réputation de dépravés ou de sauvages que nous leur faisons. Ils font de leur mieux mais échouent toujours. Récemment, sous la pression amicale mais ferme des Etats-Unis, le Japon a enfin interdit les photos 'pédophiles', mais ni les manga lolicon, ni les bizarreries typiques comme les photos pornographiques d'adultes sur lesquelles sont incrustées des visages d'enfants. Une telle décision nous semble totalement absurde. C'est à croire qu'ils le font exprès, tonnons-nous !

Dans ces moments, les Japonais m'évoquent les tribus de sauvages hypothétiques que Wittgenstein prend toujours comme exemples de ses 'jeux de langage'. Leurs appropriations littérales et méthodiques de nos codes moraux, de nos idées, de nos règles tacites mettent cruellement en lumière le ridicule et la faiblesse de ce qui nous paraît évident. S'en tenant à la lettre plutôt qu'à l'esprit, ils nous obligent à préciser ce qui, pour nous, devrait aller de soi. C'est ce que nous ne leur pardonnons pas.

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Le traumatisme laissé par la modernisation de l'ère Meiji est profond. Il me semble qu'on peut en prendre la mesure en découvrant qu'aujourd'hui encore, les Japonais ne tiennent pas rigueur au commodore Perry de les avoir humiliés, bien au contraire. Il y a au Japon des statues et des bustes de Perry qui lui rendent grâce d'avoir tiré le pays de son isolement pour en faire une nation moderne.

Dans les années 1890, le journaliste et aventurier Lafcadio Hearn arrive au Japon un peu par hasard et se découvre une passion pour le folklore local. Il passera dix ans à parcourir le pays en tous sens pour y faire oeuvre d'ethnographe, essayant désespérément de recueillir les légendes et croyances des Japonais avant qu'elles ne soient complètement oubliées, bétonnées ou refoulées. Il assiste à des cérémonies Shinto, s'entretient avec les habitants pour entendre leurs histoires et savoir comment ils voient le monde. Sa tâche est difficile : souvent, les Japonais qu'il rencontre ont honte de lui parler parce qu'ils craignent de passer pour des sauvages.

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Au moment même où son pays commence à s'ouvrir au monde, Kôkichi Mikimoto nait à Toba en 1858. Si l'on en croit la légende, il est fasciné dès l'enfance par les Ama et les perles qu'elles ramènent de leurs plongées ; il est indiscutable qu'il leur consacrera sa vie. En 1890, il commence à expérimenter des techniques de culture des huîtres perlières sur Oshima, la petite île sauvage de la baie d'Ise. Après des années difficiles où il frôle la banqueroute à plusieurs reprises, il parvient, en 1893, à créer la première perle semi-sphérique artificielle au monde. Il dépose ses premiers brevets. Au tout début du XXe siècle, Mikimoto parvient à réaliser des perles parfaitement sphériques et à partir de 1916, une nouvelle technique donne des rendements très supérieurs. Kôkichi Mikimoto commence à vendre ses perles partout dans le monde.

L'île d'Oshima devient un centre de culture perlière industrielle, et ses plongeuses des ouvrières payées par Mikimoto à surveiller les huitres. Plus question pour les Ama de plonger à demi-nues : elles doivent se couvrir pour ne pas choquer le sens moral des étrangers en visite. Mikimoto conçoit lui-même une tenue de plongée blanche et informe qu'il oblige ses employées à porter.

En 1935, la production japonaise de perles de culture atteint de tels niveaux que les prix s'effondrent. Mikimoto devient célèbre en brûlant publiquement des tonnes de perles de moindre qualité pour prouver que son entreprise ne vend que le meilleur.

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Après guerre, Mikimoto Pearls connaît une expansion mondiale très rapide. La société ouvre des magasins à Paris, New York, Los Angeles, San Francisco, Shanghai ou Bombay, et devient une des premières marques japonaises à jouir d'une reconnaissance internationale. Avant la guerre, la société avait racheté l'île d'Oshima à la ville de Toba. En 1951, elle la rebaptise Mikimoto Pearl Island et en fait une sorte de musée-parc d'attractions à la gloire de Kôkichi Mikimoto. On y trouve quantités de perles et objets précieux, des expositions sur l'aquaculture et sur la vie du fondateur de l'entreprise, et même une reproduction du modeste restaurant de ses parents, où il est né et a grandi. Les plongeuses font elles aussi partie des attractions à touristes. Elles plongent encore mais ne servent plus à rien. Leur étrange costume blanc, inventé 40 ans plus tôt par Mikimoto pour flatter la pudibonderie de ses visiteurs occidentaux, est soudain devenu "traditionnel".

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Résumons-nous. En 1850, des femmes plongent nues pour pêcher des huîtres sur les rives d'une île déserte, à la périphérie d'un pays isolé et féodal. En 1900, le Japon est soudain devenu un pays industrialisé et avide de reconnaissance ; sur l'île, la culture des huîtres perlières est optimisée jusqu'à la surproduction. Et en 1950, l'île est devenue une représentation plastifiée commémorant un passé artificiel.

Tadaaam !

Il n'y a pas cent ans entre la chute du bakufu et l'ouverture d'un parc à thèmes sur Mikimoto Pearl Island. Voilà le chemin du Japon.

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Un inventeur mégalomane qui fait travailler des hordes de femmes nues sur une île, asservit la nature et fait peur aux paysans du coin ? Le tout littéralement face aux bureaux d'une entreprise où Rampo a travaillé ? Aucun doute possible, Mikimoto Pearl Island a bien inspiré l'Île Panorama, au moins en partie.

Même si la mode des parcs d'attractions est déjà très répandue au Japon, sous l'influence du Luna Park de Coney Island, à New York

Au moment où Rampo travaille à Toba, l'île n'est pas encore un parc d'attractions, seulement un centre industriel de pointe - peut-être dirions-nous aujourd'hui de "biotechnologies". On imagine aisément que l'histoire tumultueuse des débuts de Kôkichi Mikimoto était encore sur toutes les lèvres à Toba, et que ses employées attisaient les curiosités. Le jeune homme qu'était Rampo a nécessairement entendu parler de tout cela. Il me paraît tout de même remarquable qu'il soit parvenu à y voir quelque chose d'aussi grandiose et démesuré que son Île Panorama. C'est, de mon point de vue, cette capacité à voir le fantastique et l'horreur dans l'ombre d'une société aspirant désespérément à la rectitude qui fait son génie.

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Prochain épisode :
Les voyages extraordinaires : Aller

Où l'on découvrira l'art du feuilleton didactico-exotique en monde interstitiel.

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Sauf mention contraire, images, textes, conception & réalisation : Martin Lafréchoux

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