«Il y a certainement beaucoup d'écrivains qui pensent lutter pour le bien de l'humanité. Il y a aussi ceux qui veulent plaire à leurs lecteurs, et ceux qui utilisent leur talent pour s'enrichir. Mais je ne peux pas m'empêcher de penser que ce genre de raisonnement utilitariste relève de la posture. À de rares exceptions près, il n'est pas d'écrivain qui serait digne de devenir roi d'un vrai château. Et c'est précisément parce qu'ils sont mieux taillés pour régner sur des châteaux imaginaires qu'ils ont choisi cette carrière.»
Exception faite de sa période 'vendeur de soba ambulant', épisode trop exotique et extraordinaire pour ne pas être mentionné.
Dès qu'on s'éloigne des éléments principaux – les études de commerce, la publication de la première nouvelle –, les notices biographiques de Rampo divergent souvent. On ne saurait parler de contradictions, non, mais disons que chacune va contenir un élément discordant. La liste des petits boulots qu'il a effectués de 1916 à 1923, par exemple, n'est jamais tout à fait la même d'une bio à l'autre.
Elle ne fait pas mention de l'Île Panorama. Même dans sa version japonaise. Mystère.
Rampo a bien publié une longue autobiographie, en 1961, mais comme l'immense majorité de son oeuvre, elle n'a paru qu'en japonais. A défaut, je me suis rabattu sur une chronologie de la vie de Rampo, trouvée sur un site de fan japonais. C'est à elle que j'ai fait confiance, en cas de divergence avec les autres biographies que j'avais sous la main.Elle ne fait pas mention de l'Île Panorama. Même dans sa version japonaise. Mystère. Elle a l'avantage d'être remarquablement complète, quoique rédigée dans un anglais parfois chancelant. Son auteur précise, naturellement, qu'il vaudrait mieux consulter la version japonaise.
Pour écrire le texte que vous lisez en ce moment même, je me suis heurté un nombre incalculable de fois à mon incapacité à lire le japonais. Il faut se représenter ma frustration : je suis à la BnF ou à la BULAC, avec à ma portée tous les livres que je pourrais vouloir consulter. Parfois, pour apaiser ma frustration, j'en demande un et il m’arrive un petit volume étrange, que j’ouvre respectueusement à la dernière page alors même que je ne comprends pas un mot de son contenu, dans un geste pas si éloigné de celui de quelqu’un qui tient à manger comme un vrai Japonais dans un restaurant de sushi, alors même que les tenanciers du restaurant sont vraisemblablement Vietnamiens et qu’il paraîtrait sans doute absurde à un Japonais de commander des sushi sous forme de menu entrée-plat-dessert. Je regarde ces pages aux lignes verticales couvertes de kanji, espérant vainement y trouver une illustration, un logo, des chiffres, quelque chose auquel me raccrocher. Et il n’y a rien.
Le texte me reste hermétique, et j’ai envie de protester : il est absurde que je comprenne mieux un texte écrit dans une langue comme, je ne sais pas, moi, le portugais brésilien, alors même que je ne connais rien à l'Amérique du Sud, alors que je sens, alors que je sais que la culture du Japon est quelque part en moi, une partie de moi.
Je me trouve idiot comme les gens qui subissent des lésions cérébrales et perdent le sens de leur propre langue.
"Ironically, the cosmopolitanism of the writers in this generation seems to have left them perpetually frustrated with their own seeming inability to be anything more than second-rate version of the Western writers they admired."
J'ai lu une fois que Rampo faisait, enfant, de la patatogravure sur pains de konjak. Je peux aller me rhabiller, avec mon copieur et ma table de sérigraphie
Entre les lignes des multiples notices biographiques succinctes que j'ai consultées, je devine chez Rampo plusieurs instincts que je connais bien chez moi : une passion pour les techniques d'impression qui se manifeste d'abord par un émerveillement inépuisable à la vue d'une page soudain couverte de texte, alors qu'elle était vierge l'instant d'avant ; une incapacité douloureuse à produire des textes véritablement originaux, qui ne seraient ni la glose de textes d'auteurs plus doués que moi, ni des récits autobiographiques plus ou moins transparents ; une certaine lâcheté lorsqu'il s'agit de renoncer au confort dans lequel j'ai été élevé et ai toujours vécu, qui me conduit souvent à la compromission, sans que je ne parvienne jamais non plus à me résigner à chercher un vrai travail.
La vie de Rampo varie, disais-je, selon la biographie que l'on consulte. Ce sont des détails mais c'est tout de même agaçant. Qu'écrivait-il à l'université ? A-t-il 'gagné' le concours de nouvelles de Shinseinen ou n'était-il qu'un lauréat parmi d'autres ? A partir de quand a-t-il pu vivre de sa plume ? 1923 ? 1925 ? La Chenille a-t-elle réellement été censurée ? La préface de The Rampo Reader dit que non, l'introduction de The Fiend with Twenty Faces dit que si. Le reste de son oeuvre ? C'est compliqué. Et qu'a-t-il fait pendant la guerre, à part écrire des livres pour enfant ? Mystère.
Un soir, à Paris, je me trouve attablé face à deux artistes peintres. Elle parle français et japonais, lui japonais et un peu d’anglais, moi français et anglais, mais décidément pas japonais. Si peu. Quand ils discutent, je perçois des bribes, rien de plus. Notre hôte fait des efforts pour lancer la discussion sur Rampo, connaissant mon obsession pour lui, mais ça tourne court. Impossible de trouver une langue commune. Je me sens à nouveau aphasique, amputé de quelque chose qui devrait être là.
Rampo comprenait bien l’anglais, mais ne le parlait pas. James B. Harris comprenait parfaitement le japonais oral, mais il ne le lisait pas. A raison d’une réunion par semaine, il leur faudra cinq ans pour réussir à traduire neuf nouvelles de Rampo. En 1956 paraît Japanese Tales of Mystery and Imagination, le fruit de leur collaboration, et pendant des décennies ce seront les seules oeuvres de Rampo disponibles aux Etats-Unis.
"...for each line translated the two collaborators' were forced to overcome manifold difficulties in getting every line just right, the author reading each line in Japanese and painstakingly explaining the correct meaning and nuance, and the translator sweating over his typewriter, having to experiment with sentence after sentence until the author was fully satisfied with what had been set down in English."
C'est en train de changer. Gérald Peloux a récemment publié une thèse passionnante intitulée L'Acte de lecture dans l'oeuvre d'Edogawa Ranpo
Si on excepte ce premier recueil, Rampo n’est pratiquement pas traduit aux Etats-Unis. Kurohadan, l’éditeur de l’anthologie The Rampo Reader et des traductions anglaises du Lézard Noir et de La Proie et l’ombre, est une maison japonaise. Les francophones ont la chance inestimable d’avoir les éditions Picquier, qui ont traduit sept romans et des nouvelles de Rampo. Et pourtant, le discours critique sur Rampo est à peu près inexistant en FranceJ'ai récemment découvert un spécialiste français, Gérald Peloux. Je suis très impatient de mettre la main sur ses textes., tandis qu'aux Etats-Unis, un certain nombre d'universitaires ont commencé à exprimer un intérêt pour son travail, depuis les années 90 environ. En France, on veut bien parler de la littérature de genre, mais si elle a été produite par des écrivains respectables, littéraires.
Il y a bien quelques textes autobiographiques parmi les essais de Rampo disponibles en anglais, notamment The Phantom Lord et My Love for the printed word. Ils sont intéressants parce qu'ils donnent à entendre sa voix – sous une épaisse couche de traduction, certes – et parce qu'ils forment la trame sur laquelle sont basées pratiquement toutes les biographies que j'ai pu consulter. Tout est là : la vocation précoce, l'errance et l'ennui, l'obstination finalement couronnée de succès. Ils laissent de côté les épisodes moins glorieux ou moins clairs, tout ce qui ne va pas dans le sens de la légende.
Pour tout ce qu'il ne dit pas, on en est réduit à reconstituer le puzzle de la vie de Rampo en se basant sur son oeuvre. Rien de systématique, ce sont plutôt de petites références abandonnées de ci, de là. En regardant bien, il se trouve pratiquement toujours une nouvelle pour faire écho, directement ou non, aux périodes de sa vie qui ne sont pas assez emblématiques pour appartenir au récit canonique.
A Stalker in the attic permet de se faire une idée de la période où Rampo a dirigé une pension de famille. The Air raid shelter tient lieu d'explications sur ses années de guerre. En toile de fond d'une affriolante histoire de libido décuplée par le danger, on peut voir les bombardements, la peur, l'incompréhension, mais aussi la joie perverse que font naître le feu et la destruction. On voit les B52 reprendre le rôle tenu par le navire du commodore Perry, un siècle plus tôt. On voit les comités de quartier auxquels Rampo a, semble-t-il, appartenu, et qui se chargeaient de guider les habitants vers les abris antiaériens les plus proches. La bombe a droit à une phrase. Il faudra s'en contenter.
Et de ses années d'employé à Toba, face à la baie d'Ise, il ne reste que l'île.