1918. Hirai Taro est assis à son bureau. Il s'ennuie terriblement.
Voilà bientôt deux ans qu'il a fini ses études. Depuis, il alterne petits jobs, périodes d'apathie complète et boulots mornes, lorsque la culpabilité de ne pas tirer meilleur profit des études que lui ont payé ses parents devient insupportable. Il arrive tôt le matin, s'assoit à son bureau. Il est poli avec ses collègues. Le soir, il sort dans les bars et boit. Au bout de quelques mois, il démissionne, et tout recommence.
Cette fois il se retrouve à la Shinko Electric Company, à Toba, au sud du Japon. Ce n'est pas si mal. C'est calme, son bureau est confortable. Et quand il lève les yeux et regarde par la fenêtre, il voit l'île.
Qu'est-ce qu'un enfant japonais de 1900 pouvait entendre aux aventures de Sherlock Holmes et Rouletabille ? Sans doute à peu près autant que je devais comprendre à celles d'Olive et Tom, Ranma 1/2 et Juliette je t'aime, 90 ans plus tard.
Né en 1894 dans une famille de la nouvelle classe moyenne japonaise, Hirai Taro a grandi dans un environnement confortable et occidentalisé. Son père est juriste, sa mère lit beaucoup. Le soir, sa mère et sa grand-mère lui lisent à voix haute les derniers épisodes de leurs feuilletons favoris, et l'enfant les écoute, fasciné. Signe des temps qui changent, sa grand-mère lui lit des auteurs japonais, sa mère des européens. C'est ainsi qu'il rencontrera la littérature populaire européenne, sous la forme de feuilletons très librement adaptés de Dumas, Hugo ou Gaboriau.Qu'est-ce qu'un enfant japonais de 1900 pouvait comprendre aux aventures de Sherlock Holmes et Rouletabille ? Sans doute à peu près autant que je devais comprendre à celles d'Olive et Tom, Ranma 1/2 et Juliette je t'aime, 90 ans plus tard. Cette rencontre fera naître chez lui une passion dévorante pour l'écriture et l'imprimerie. Adolescent, il achète des plombs avec son argent de poche, se fabrique une petite presse et transforme sa chambre en imprimerie. Il ne cessera plus d'écrire et de publier des journaux artisanaux.
En 1912, sa famille connait des difficultés financières et émigre vers la Corée occupée. Hirai Taro préfère rester au Japon pour étudier. Il devient apprenti dans une imprimerie et travaille dur pour entrer à la prestigieuse université Waseda. Soucieux d'éviter le déclassement, il y fait des études fort sérieuses (sciences politiques et commerce international) qui ne font guère que le distraire, ainsi que de nombreux petits boulots : prof d'anglais, bibliothécaire, etc.
A partir de 1916, diplôme en poche, il entre à reculons dans la vie active, changeant fréquemment de ville et d'emploi. Il écrit toujours, sans grand succès – ses traductions ne trouvent pas preneur, ses projets de journaux tournent court, ses fictions n'aboutissent pas. Comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, il s'ennuie toujours affreusement. Il trompe son ennui au cinéma et en lisant des romans policiers.
En janvier 1919, après 18 mois à Toba, Hirai Taro démissionne et quitte son bureau face à l'île. Les années qui suivent sont difficiles. Décidément incapable de garder un emploi salarié plus de quelques mois, il enchaîne les périodes de chômage et les entreprises de plus en plus farfelues. Il sera (notamment) bouquiniste, tenancier d'une pension de famille, secrétaire de rédaction, vendeur de soba ambulant, dessinateur de presse - parfois tout ça en même temps.
Périodiquement, il essaie de faire publier des nouvelles ou des traductions, mais toutes sont ignorées ou refusées. A plusieurs reprises, il doit se résoudre à retourner vivre temporairement chez ses parents pour ne pas se retrouver sous les ponts. Ca lui laisse au moins le temps de lire et d'écrire.
Il a découvert Conan Doyle, Edgar Poe et Maurice Leblanc à l'université. Il les a lus avidement, en prenant des notes sur les procédés utilisés par les enquêteurs et les meurtriers.
A l'automne 1922, la jeune revue Shinseinen organise un concours de nouvelles policières. Depuis des années, les oeuvres traduites depuis les langues occidentales sont extrêmement populaires au Japon, alors la revue espère dénicher de jeunes talents locaux pour conjuguer cet engouement pour les récits de détective avec le patriotisme montant.
Une brève analyse de la nouvelle et du fonctionnement de son cryptogramme peut être trouvée ici, à peu près au milieu de la page
Hirai Taro envoie deux nouvelles écrites l'année précédente. L'une d'elles, La pièce de 2 sen, raconte comment un détective parvient à retrouver la paie des ouvriers d'une usine qu'un voleur avait subtilisée. La structure impeccable de l'intrigue démontre une connaissance intime des classiques occidentaux et, comme chez Poe ou Conan Doyle, l'énigme est basée sur un cryptogramme. Mais au lieu d'être simplement calquée sur celles de ses maîtres, la nouvelle de Hirai Taro se distingue en mélangeant des éléments typiquement japonais, comme une prière bouddhique et l'enseigne d'un samouraï, avec des éléments modernes et importés, comme l'alphabet brailleUne brève analyse de la nouvelle et du cryptogramme peut être trouvée ici, et en les insérant dans le contexte d'industrialisation rapide et brutale que connaît alors le Japon depuis 50 ans.
A l'époque, "Contrairement à son versant élitiste, souvent stérilement divisé en courants 'autochtone' (wa) et 'occidental' (yô), la culture populaire se contentait d'être présente, intimement insérée dans la société contemporaine, puisant allègrement, en un joyeux syncrétisme, à toutes les sources, indigènes comme étrangères", écrit Jean-Jacques Tschudin. Chez Rampo, ce "joyeux syncrétisme" aboutit à la création de quelque chose d'original, à la fois moderne, inspiré par l'Occident, et pourtant indubitablement japonais. La pièce de 2 sen fait si forte impression qu'elle est publiée dès le numéro suivant de Shinseinen, accompagnée d'un essai critique qui voit en elle l'égal des classiques occidentaux, et le texte fondateur d'un roman policier proprement japonais.
Hirai Taro se trouve soudain sur un pied d'égalité avec ses modèles européens. On lui commande nouvelles et feuilletons. Il doit se rendre à l'évidence : le voilà devenu écrivain. En hommage à son auteur favori et inspirateur, il calque son nom de plume sur la transcription en japonais du nom d'Edgar Allan Poe : il sera Edogawa Rampo.
江戸川 乱歩
Les caractères qu'il choisit pour retranscrire ces sonorités江戸川 乱歩 signifient 'flânerie le long de la rivière Edo'. Edogawa, c'est aussi le nom d'un vieux quartier de Tokyo. Il s'agit donc aussi de rendre hommage à Asakusa, ces quartiers de Tokyo où toutes les couches de la nouvelle société japonaise pouvaient se rencontrer et que le grand tremblement de terre de 1923 a détruits. "Pour Rampo, ces quartiers n'étaient seulement ceux où se rencontraient tradition et modernité, culture populaire et élitiste, mais aussi des points de contact où les lignes qui tenaient fermement séparées les réalités quotidiennes de la vie bourgeoise et le royaume des rêves et des désirs inconscients se trouvaient soudain brouillées et disparaissaient", écrit Tatsumi Takayuki.
Au moment où Rampo commence sa carrière, au début des années 20, le Japon reprend son souffle après un demi-siècle d'une course effrénée vers la modernité. Le grand tremblement de terre de 1923 a fait, littéralement, table rase. Tout est à reconstruire. C’est la "démocratie de Taisho" : une période d'effervescence et de prospérité qui entraîne une libéralisation relative de la société. La jeunesse urbaine et occidentalisée à laquelle appartient Rampo va au cinéma, lit, écrit, sort, danse, se passionne pour les arts et les avancées technologiques, se moque du reste. L'armée japonaise occupe Taïwan et la Corée, bientôt la Mandchourie, mais au fond qu'importe. Le sentiment de déracinement, d'irresponsabilité, d'insouciance est difficile à juguler : puisque tout a été détruit, puisque le monde ancien a disparu, puisque rien n'a beaucoup de sens, que faire sinon danser ?
La prospérité et la libéralisation relative des moeurs se traduisent aussi par une explosion du nombre de publications, visant tous les publics imaginables. La quantité invraisemblable de journaux et de magazines en circulation crée une forte demande de textes courts et de feuilletons. Cette vigueur du marché de l'édition permet à Rampo de vivre de sa plume dès 1925, au prix d'un rythme de travail extrêmement sévère. Perpétuellement pris à la gorge par les commandes et les deadlines, Rampo produit à la chaîne des nouvelles qu'il calque plus ou moins directement sur des classiques occidentaux, souvent en y ajoutant un twist ou une couche supplémentaire de méta-discours - Rampo apparaît souvent dans ses propres textes, par exemple. Ces premières oeuvres, quoiqu'acclamées par le public, sont pour lui un objet de honte. Elles lui semblent décevantes, inspirées trop directement de leurs modèles.
Après 1925, l'oeuvre de Rampo évolue rapidement, à la fois pour suivre le rythme imposé par ses éditeurs et pour combler ce qu'il perçoit comme un vide créatif. Si ses premières nouvelles étaient restées solidement ancrées dans le genre de la 'detective fiction' orthodoxe, avec déductions alambiquées, crimes en chambre close et démystifications de phénomènes apparemment paranormaux, Rampo entame bientôt une fuite en avant dans le macabre et l'horreur, avec des histoires toujours plus glauques et délirantes. C'est le début de sa période ero-guro-nansensu, où il produit les oeuvres qui connaîtront la postérité la plus importante, sous forme de traductions en langues occidentales ou d'adaptations cinématographiques - notamment La Chaise humaine (1925), L'Enfer des miroirs (1926), et La Proie et l'ombre (1928).
En 1926-1927, en plein dans cette période particulièrement féconde, Rampo publie dans Shinseinen un feuilleton intitulé L'île Panorama.
Chez Rampo, l'ero-guro se manifeste par une fascination pour les doubles maléfiques, l'enfermement et les boîtes, les dispositifs optiques, les crimes gratuits, la mutilation, les nains, les femmes nues, le voyeurisme, la maladie mentale et le sordide. A la lecture des oeuvres de cette période, on peut s'étonner de la permissivité de la censure qui a autorisé leur publication - surtout s'agissant de la censure d'un régime militaire, ultra nationaliste et conservateur. Mais nous ne sommes pas scandalisés par les mêmes choses qu'un militaire japonais de 1920. En réalité, tant qu’on ne s'attaquait ni à l'armée, ni à l'empereur, et que l'on veillait à caractériser l’attitude de ses personnages, si atroce soit-elle, comme relevant de la perversion, voire de la déviance, l'histoire était jugée acceptable. Plus prosaïquement, le foisonnement éditorial du Japon des années 20 et 30 est tel que les éditeurs pouvaient publier des choses osées sans craindre vraiment la censure, ni risquer de représailles immédiates.
Longtemps, Rampo se faufile donc entre les gouttes. L'une de ses nouvelles les plus célèbres, L'Enfer des miroirs, raconte l'itinéraire sordide d'un jeune homme fasciné par les instruments d'optique et qui sera dévoré par son obsession sexuelle pour les miroirs. L'histoire est racontée à la première personne par un narrateur qui pourrait tout à fait être Rampo et qui nous rapporte la triste histoire de son ami malade. Le narrateur est horrifié, bien sûr, outré lorsqu'il apprend que son ami s'en est pris à une servante - outré et horrifié, mais peut-être un tout petit peu titillé, aussi.
Au début des années 30, Rampo écrit La Chenille, l'une de ses nouvelles les plus importantes - l'histoire d'un mutilé de guerre quadri-amputé et muet qui doit subir les tortures sexuelles de sa femme. La publication de cette nouvelle coïncide avec un raidissement des autorités. C'est à cause d'elle que Rampo est inquiété pour la première (et derni!re) fois de sa carrière par la censure, qui juge son texte antimilitariste. Si le reste de son oeuvre est épargné, la peur des autorités et les difficultés économiques qui s'ensuivent suffisent à décourager Rampo de poursuivre son escalade vers l'horreur. Peut-être la censure lui avait-elle - sans le savoir - enfin donné la porte de sortie qu'il cherchait depuis dix ans.
Fini l'ero-guro : Rampo se consacrera désormais à la littérature pour enfants, occupation plus acceptable dans le Japon va-t-en guerre de la fin des années 30. Son personnage le plus célèbre, le détective Akechi Kogoro, se voit adjoindre un club de jeunes détectives, sorte de mix entre les Baker Street Irregulars et le Club du mardi de Miss Marple et dont les aventures berceront l'enfance de la génération des baby boomers japonais.
Je suis mauvaise langue : le premier roman de la série du Shônen tantei dan a été traduit en anglais en 2012
Ce changement de direction a assuré à Rampo une immense célébrité au Japon, qui perdure jusqu'à aujourd'hui, et un relatif anonymat en Occident, où ses oeuvres tardives sont jugées faibles et ne sont pas traduites.Je suis mauvaise langue : le premier roman de la série du Shônen tantei dan a été traduit en anglais en 2012
Nous ne vivons pas dans une société proto-fasciste. L'armée française envahit et bombarde, certes, mais en général elle s'en va après.
Néanmoins il ne peut pas m'échapper complètement que tel un petit bourgeois japonais des années 20, le rude labeur des générations précédentes a fait de moi un être cultivé et indolent, rongé par l'ennui, et qui préfère nettement passer ses journées à lire des rumeurs sur les futurs produits Apple que de se préoccuper de la situation politique de son pays et du monde, ni encore moins y faire quoi que ce soit. Dieu nous garde. Au lieu du grotesque et du non-sens, ma génération se réfugie dans la régression, l'infantilisme et la pornographie. Rampo et ses contemporains faisaient des variations sans fin sur la culture occidentale, qu'ils avaient reçu d'un bloc et leur demeurait désespérément exotique ; nous glosons et remixons et rejouons sans fin les mêmes films, les mêmes histoires, de plus en en plus décevantes et vides.