Le temple aux 5000 vœux

 

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En février dernier, mon excellente amie F. m’a envoyé le texte d’un appel à contributions pour un colloque intitulé Imaginaires Maritimes Europe / Asie : récits, réemplois, réécritures. Je ne pouvais pas laisser passer une telle occasion de reprendre le travail sur Archipel, alors j’ai pris ma plus belle plume et j’ai répondu, en essayant désespérément de trouver le ton universitaire qui convenait. Quelques semaines plus tard - ce serait mentir de dire contre toute attente, mais quand même - quelques semaines plus tard, donc, je recevais une réponse positive et même enthousiaste de la part de l’organisatrice du colloque : ma contribution était acceptée.

Et voilà comment je me suis retrouvé, un frais samedi d'octobre, sur une petite île ornée d’un mystérieux temple rouge et cubique.

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Je suis arrivé au Havre le jeudi midi, sous la pluie, comme il se doit. Je n'avais pas pris mon vélo, je me sentais déjà assez bizarre comme ça, alors j'ai fait à pied le court trajet jusqu'à l'université. En face, une fête foraine énorme, toujours attirante et toujours inquiétante, dangereuse et sale et brillante et bruyante, décidément rampaldienne. Le colloque était petit (25 personnes) et trié sur le volet. Aucune chance de me cacher, de m’éclipser, de passer inaperçu.

Tout le monde est très cordial et les premières interventions sont passionnantes, mais le problème c’est que comme toujours je suis là sans statut ni position sociale, un peu flou, un peu passager clandestin. Comme d’habitude je ne sais pas comment me présenter, où me mettre, quoi dire. L’impression d’être l’ami pauvre qui vient animer les dîners des riches.

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L’hôtel réservé par l'université était d’une modernité absolument débridée. Les chambres étaient entièrement gérées par domotique, avec une tablette pour piloter la couleur de l’éclairage et la climatisation réversible et la consommation d’eau. Evidemment tout marchait mal et / ou était inutilement complexe - à la première ouverture de la porte de la chambre, une vidéo se lançait sur le vidéoprojecteur pour nous expliquer toutes les subtilités du dispositif, mais nous ne voulons rien tant que l’éteindre au plus vite et poser nos valises.

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Depuis le printemps dernier, j’ai pris l’habitude de retourner travailler en bibliothèque, généralement à la BU de La Rochelle, comme au bon vieux temps où je passais mes semaines dans les entrailles de la BnF. Ca m’a bien aidé à recommencer à écrire pour Archipel - notamment à boucler les textes de ces derniers mois, et à avancer sur ma présentation pour le Havre. Néanmoins j’ai vieilli depuis qu’on a quitté Paris, et entre mes nouvelles lunettes (noires, rondes, sévères) et le crâne que j’ai fini par raser parce que je ne supportais plus de le voir se dégarnir, je suis progressivement devenu un de ces vieux-bizarres-de-la-BU, dont les étudiants se demandent toujours vaguement ce qu’ils font là, mais qui font partie du folklore de toutes les bibliothèques.

Au moment de boucler ma présentation (la veille au soir tard, comme il sied), j’ai revu la photo de Rampo que j’avais choisie :

Pour mémoire, je ressemble à ça :

Je l’ai prestement remplacée par une moins ridicule, mais il n’est pas impossible que toutes ces années à maigrir, et les nouvelles lunettes et les cheveux qui tombent et l’obsession pour Rampo et que sais-je encore, soient en réalité le prélude à une histoire de paradoxe temporel.

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Le vendredi, c’était mon tour de passer. J’ai parlé devant des pontes et des artistes et de véritables Japonais, et personne ne s’est endormi : c’est ma définition de la réussite. Si ça vous intéresse, voilà à peu près ce que j’ai dit. En sortant, une spécialiste de Balzac m’a dit « Je ne sais pas pourquoi nous, les Japonais, racontons toujours des histoires bizarres comme ça. » Je l’ai pris pour un compliment.

mais il y avait quelque chose de savoureux à parler doctement d'exhumations sauvages, de démembrements et de suicide par feux d'artifices devant un parterre d'érudits.

J’ai un peu regretté d’avoir parlé dans une langue académique pour tenter de me faire accepter, bien voir, alors que manifestement ce que j’avais à dire n’était pas tout à fait académique. Une jeune artiste est intervenue l’après-midi pour nous parler du culte de la baleine au Vietnam, et j’ai envié son refus complet d’adopter les formes que je croyais requises.

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Le colloque arrivait en conclusion de plusieurs mois de festivités commémorant les 500 ans de la ville du Havre. A un moment, nous sommes ainsi allés visiter une exposition organisée par le musée d’art moderne de la ville autour d’Impression, soleil levant, dont je confesse que j’avais totalement oublié qu’il avait été peint au Havre - et dont je n’avais jamais réalisé, surtout, qu’il a été peint dans une ville détruite, depuis une fenêtre qui n’existe plus.

Raoul Dufy, Cargo noir à Saint-Adresse

En y passant en train, aller comme retour, Rouen était conforme à mon souvenir : grise et élégante, fermée, immobile

C’était émouvant de nous trouver dans un bâtiment splendide mais follement moderne, ouvert, brutaliste, pour y voir des photos de la ville fantôme, du Grand Quai pas encore écrasé sous les bombes, d’hôtels anciens et charmants, un peu biscornus. Il y avait un Valloton sublime, de beaux Turner, et une avalanche de Boudin. Les cargos noirs qui hantent les derniers tableaux de Raoul Dufy m’ont rappelé les bateaux noirs qui sont venus arracher le Japon à la torpeur de l’ère Edo, et d’une manière générale je n’ai guère pu faire autrement que penser à Tokyo détruite en 1923 en découvrant l'histoire du Havre, ville reconstruite selon un plan orthogonal de cité idéale et que tout le monde trouve hideuse alors que le résultat est fantastiquement réussi.

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Je ne peux pas tout raconter mais pour vous donner une idée du reste, voici quelques bribes des notes que j'ai prises :

Homochrone / Hétérochrone

Des lusophones en Malaisie ?

Le traducteur s'excuse de ne pas savoir traduire les termes de biologie marine de Jules Verne.

Pas de mystère, il donne une motivation bouddhiste au capitaine Nemo : a compris que la vie n'était qu'un rêve

Apparemment dans les années 20 tout le monde va faire ses études à Tokyo

Zheng He, un eunuque musulman qui commande une flotte gigantesque, envoyé en expédition par l'empereur de Chine

Les Chinois voient le monde comme un échiquier, entouré de quatre mers aux quatre points cardinaux, qui abritent les espaces non-humains et, au-delà, les barbares et les monstres.

Au Japon, la mer en soi n'a pas d'intérêt : sur les anciennes cartes marines, les mers ne sont même pas nommées.

Dans le Man'Yoshu, la mer sert à représenter le fait qu'on s'emmerde loin de la capitale.

'En chantant derrière les paravents' : récits enchâssés, Bud Spencer, tourné au Monténégro - ça a l'air trop bien

"Contemporaine de Napoléon, qui n'en entendit jamais parler"

Encore un coup de la modernité !

L'économie devrait se penser en tant que récit

"Les professions à carte"

Marins globalisés, mais exclus des NTIC (en mer on ne capte pas)

"Dans les romans maritimes, il y a toujours un moment où on s'ennuie"

Markus Nornes, Le benshi et le cinéma parlant au Japon, L'écran traduit n°5, 2016

B. Traven, pseudonyme d'un spartakiste allemand en exil qui scénarisera Le Trésor de la Sierra Madre

L'anthropologie, une bien belle discipline.

"Le chant des rameurs est là pour divertir la baleine"

Pierre Loti est populaire au Vietnam. Pêcheurs d'Islande est l'histoire d'un amour irréalisé, et au Vietnam c'est le summum du romantisme.

En vietnamien, 'baleine' c'est (poisson) + (suffixe honorifique). M. Poisson.

Quand on commence à s'intéresser à quelque chose, on a l'impression que tout le monde parle de la même chose.

La typologie des passagers à bord d'un bateau de croisière, un genre indémodable

J'avais oublié à quel point ça laisse du temps pour l'examen intérieur, de se faire chier en classe.

Le "droit de pacotille" : chaque matelot avait un petit espace pour ramener ses propres trucs.

"Ce qui ne s'avoue pas, même à Shanghai"

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Le samedi matin, après deux jours de colloque intense (comme je le disais, guère moyen de s’éclipser), un peu de répit était le bienvenu : nous sommes allés visiter le jardin zen du Havre, merveilleusement bien caché à côté du club d’aviron, derrière un portail en bambou, et qui symbolise l’amitié entre le port du Havre et celui d’Osaka.

Au bout de la visite, un détail incongru, quoi qu’indubitablement japonais : des distributeurs de gashapon.

Au lieu de Gundams ou de Vic Vipers, les distributeurs contenaient de petits tubes en métal dans lesquels chaque visiteur pouvait - que dis-je, devait - placer un petit papier sur lequel il aurait préalablement inscrit un vœu. Il fallait ensuite enfiler un gilet de sauvetage, prendre place sur la barque d’un passeur et partir vers une petite île étrange, "le temple aux 5000 voeux", dont le rouge éclatant ne parvenait pas tout à fait à faire oublier le point auquel la situation (le vœu, la barque, le temple) évoquait l’île des morts.

Une fois sur l’île, nous accrochâmes nos voeux là où il restait de la place (en fait de 5000 voeux, on en était à près de 25000), puis nous pénétrâmes un par un dans le cube rouge - qui, de près, s'avérait être une version géante d'une fontaine du jardin zen. L'ambiance était solennelle - notre guide enjoignait fermement ceux qui sortaient à ne rien dire ce qu’ils avaient vu à l’intérieur. Au moins ils sortaient, c'était déjà bon signe. Seule consigne "Si à un moment vous voyez un bouton vert qui clignote, vous pouvez appuyer dessus."

A l’intérieur, donc, une salle sombre, tapissée de miroirs et ouverte sur l’eau, évoquant à la fois Rampo et The Witness, et dont je vous laisse découvrir le mystère :

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Revenu à terre, j’avais seulement envie de dire : « Vous voyez bien que c’est toujours une île. »

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Sauf mention contraire, images, textes, conception & réalisation : Martin Lafréchoux

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