Le labyrinthe

 

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Dans Braid, son premier jeu, Jonathan Blow explorait l'idée de manipulation du temps pour parler de nostalgie. Succès mondial. À la surprise générale, au lieu d'enchaîner sur Braid 2, Blow décida d'engloutir tout l'argent gagné et les huit années qui suivirent pour créer une île extraordinaire, impossible, et dont les secrets insondables ont mené plus d'un joueur à l'obsession. Le résultat s'appelle : The Witness

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The Witness est donc un jeu vidéo sorti en 2016, et dans lequel le joueur se trouve lâché sans explication sur une île vide et mystérieuse, qu’il peut visiter à sa guise. Les seules interactions possibles sont avec les nombreux puzzles disséminés dans les différentes parties de l’île, qui sont autant de petits panoramas. Les puzzles se basent tous sur le même principe : il faut tracer une ligne lumineuse à travers un labyrinthe, en respectant les règles propres à la zone où l’on se trouve.

Le jeu est muet : ses règles sont expliquées au début de chaque zone par des puzzles simples, conçus de manière à lever les ambiguïtés des nouveaux symboles. Résoudre ces puzzles enseigne au joueur les règles propres à la zone en l’obligeant à les inférer : si on résout le puzzle, c’est qu’on a compris la règle.

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[Avertissement : à l'évidence ce texte dévoilera à peu près tous les mystères du jeu, et de quelques autres œuvres au passage. Vous êtes prévenus.]

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Île mystérieuse et curieusement immobile, exploration, contemplation, énigmes : The Witness est manifestement une relecture de Myst. À part ça, Jonathan Blow n'a cité aucune référence, aucune source d'inspiration à son travail, donc j'ignore malheureusement s'il a lu Rampo. En interview il a mentionné Gravity's Rainbow de Pynchon, en passant, mais surtout pour donner une idée de l’ampleur de ses ambitions. Néanmoins vous vous doutez bien, intrépides lecteurs, qu'un certain nombre de références n'ont pas manqué de me frapper.

D'abord, évidemment, l'île de The Witness présente des similarités frappantes avec L'île Panorama de Rampo. Comme dans un panorama, on arrive sur l’île de The Witness par un tunnel aveugle. À la sortie, on se trouve face à une géographie totalement invraisemblable et sidérante : on passe en quelques pas du désert à la jungle, d'une citadelle à une forêt de bambous. Chaque zone devient un petit panorama évoquant un lieu générique : le château, le monastère, le marais, l'épave, le village, la montagne etc., chacun caractérisé par sa propre lumière, son ambiance sonore, ses thèmes et ses règles spécifiques.

Passé le premier moment de désorientation, on commence sérieusement à se demander ce qu’on fait là. Le sentiment qui domine est celui d’être un intrus qui ne tardera pas à être découvert. Une référence s’impose alors d’elle-même : L’Invention de Morel, un livre dont Borges disait qu'il était le roman parfait et dont on reparlera certainement un jour. Comme le narrateur de L’Invention de Morel, le joueur de The Witness doit d'abord se demander ce qu'il fait sur l'île, et ce que fait l'île. À quoi elle sert, quel est son sens, et quelle est sa place à lui dessus. Comme dans L’Invention de Morel, l’île est étrangement vide, non pas déserte mais désertée. Cette solitude totale est incompréhensible car l’île est manifestement habitée depuis longtemps et l’était jusque très récemment, puisqu'on peut voir plusieurs couches de civilisation superposées, effondrées les unes sur les autres.

On tombe parfois sur des transats ou des méridiennes, ici ou là, comme si d’autres invités avaient fui en oubliant leurs affaires - se pose toujours la question lancinante de savoir pourquoi (et où) tout le monde est parti. Mais non, personne. On ne rencontre que des statues, parfois grotesques, parfois glaçantes, mais dont la présence est toujours un peu incongrue. Disons que leur symbolique manque souvent de subtilité : des anges, des types patibulaires ou désespérés, des sirènes, etc. Plus élégant : parfois on découvre des silhouettes cachées, comme des surprises, qui viennent peupler la vision périphérique et font sursauter. Enfin, on tombe régulièrement sur des sortes de dictaphones abandonnés un peu partout - dispositif narratif qui avait été inauguré par Bioshock, je crois - mais au lieu de réponses, ils ne contiennent que des lectures solennelles de citations grandiloquentes sur l’art, la création, la science, etc.

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Bien qu’il n’ait pas cité de références, Jonathan Blow est tout à fait prêt à parler du processus de création de son jeu, et de game design en général. Dans une conférence récente, en passant, il affirmait faire partie de ces malheureux dépourvus d’imagination visuelle - il est incapable de se représenter une image, et décrit son imagination comme « constraint-based ». Uniquement capable d’imaginer les lieux sous forme de concepts, il a donc conçu les environnements de The Witness comme des écrins à puzzles qui furent ensuite habillés progressivement de décors par des artistes, mais toujours sous sa supervision diligente. Curieusement, la direction artistique - la vision - est donc indubitablement la sienne.

D’après Blow, c’est ce qui permet à The Witness une intégration aussi précise et naturelle entre les puzzles et leur environnement, alors que tant de jeux se contentent de juxtaposer gameplay et décor. La précision du travail saute aux yeux lorsque la solution d’un puzzle repose sur son environnement (lorsqu’il faut le regarder sous un angle précis - au travers d’une feuillage, par exemple), mais tous les puzzles parviennent à faire sens parce qu'ils font partie de la petite histoire muette que raconte chaque panorama.

Les lieux choisis ne sont jamais neutres : une église, des temples, des châteaux, des laboratoires de recherche que la fiction nous a appris à trouver sinistres, et même un village - or un village vide c'est autre chose qu'une tente vide ou même qu'une maison vide, c'est nécessairement le signe d'une catastrophe. Forcément, on cherche du sens, un fil, une explication. La jungle, avec ses puzzles ludiques, est l’endroit le plus léger, ses petites énigmes sonores et sa linéarité évoquent une réserve naturelle scénographiée pour le jeune public. Le marais est parfaitement sinistre, quelque part entre la station d’épuration et le centre de recherche en biotechnologies - on s’attend toujours plus ou moins à tomber sur les corps difformes de chimères ratées quand on descend dans l’un de ses laboratoires souterrains. Le temple du soleil, lui, évoque à merveille les chasseurs de trésors qui se donnent pour des archéologues, entre les échafaudages précaires et les dispositifs techniques sur lesquels les puzzles sont montés.

D’une manière générale, la plupart des puzzles sont présentés sur des tableaux dont le design utilitariste et robuste fait très militaro-scientifique - un peu comme dans les films de super-héros, quand l'armée US déploie une gigantesque infrastructure d'analyse autour d'un artefact mystique quelconque. C'est notamment ce qui tend à accréditer l'idée qu'un grand secret se cache quelque part au fond de tout cela - idée qui refuse de nous lâcher, et nous pousse à enchaîner frénétiquement les puzzles, pour avancer, pour savoir.

Dans le château, on pense nécessairement aux restaurations récentes de bâtiments historiques, qui stabilisent la ruine dans son aspect de ruine et la séparent du visiteur avec force panneaux vitrés, la mettant en scène avec des gadgets technologiques pour qu'on puisse s'imaginer comment elle était à l'origine. Alors c'est plus honnête : on comprend qu'il n'y a peut-être rien d'autre à attendre de notre exploration que l'émerveillement qu’on ressent en découvrant chaque nouvelle zone.

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L'île est dominée par une montagne, au sommet de laquelle convergent les rayons lumineux qu'on active lorsque l'on termine tous les puzzles d'une zone. C’est sans doute là qu’il faudra chercher notre explication - en tout cas c’est là que le jeu nous mène. À l'endroit précis où les faisceaux se rencontrent, une scène à la fois terrible et incompréhensible semble se jouer : une troupe d’explorateurs et de scientifiques a apparemment été pétrifiée en pleine engueulade - on reconnait une scène de type « Pauvres fous ! Arrêtez avant de nous détruire tous ». Le mystère est à son comble. Quel terrible secret se cache donc dans les entrailles de la montagne ?

Les puzzles permettant d'entrer à l'intérieur de la montagne sont assez difficiles, mais pas question de s'arrêter en route. On est allé trop loin, désormais il faut savoir, et la réponse se cache nécessairement dans ce cratère dont l'ouverture est bouchée par une porte hydraulique et futuriste, comme si on allait pénétrer dans le repaire de quelque méchant bondien.

L'intérieur de la montagne confirme, si on en doutait encore, le caractère artificiel de l'île. La montagne s’avère creuse et remplie de pièces blanches, froides et toujours un peu précaires, endommagées, mal terminées, à l'abandon. On pense alors à Portal : même sentiment de voir l'envers du décor, l'autre côté du miroir. On descend, salle après salle, mettant en œuvre tout ce qu'on a appris jusqu'ici. Qu'est-ce qui nous attend en bas ? GLaDOS ? Le créateur ?

À un moment, un premier embryon de réponse : le bureau d'un architecte. On y voit des plans, des esquisses, des maquettes. On voit les idées prendre forme. Et d'un côté on est ravi d'apprendre qu'il y a une volonté derrière tout ça, une vision, mais au fond on n'est guère plus avancé. La descente continue jusqu'à ce qu'on tombe sur une sorte de caverne où se trouve la statue du créateur. On le reconnaît parce qu'il est manifestement en train de concevoir un puzzle : assis en tailleur avec un plateau quadrillé sur les genoux et de petites pièces éparpillées autour de lui. Mêmes questions qu'au sommet de la montagne : que s'est-il passé, ici ? Quel cataclysme l'a pétrifié ? A-t-il choisi de transformer tous ses invités en statues pour peupler l'île ? Est-ce le sort qui nous attend ?

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Derrière la statue du créateur se trouve l'entrée d'une sorte de cathédrale de pierre, qui donne sur l'océan.

La lumière est celle de l'aube, et l'eau cristalline qui baigne nos pieds évoque un baptême, et on entend un doux bruit qui pourrait être celui d'un orgue, ou du vent entre les stalactites, ou des chœurs - bref l’instant est solennel. Une fois résolus les derniers puzzles de cette salle, une sorte d’ascenseur nacré sort de l'eau. Sitôt que je l'ai vu, j'étais prêt. C'est la mort que j'attendais.

il paraît que ça s’appelle une gueuse

J'étais certain d'avoir suivi jusqu'au bout les traces d'un démiurge dévoré par sa création. Je pensais que l'ascenseur allait s'enfoncer au fond de l'eau, à la manière de l’espèce de luge verticale qui entraîne Jean-Marc Barr vers les profondeurs dans Le Grand Bleu. Et j'étais prêt. Ce n’est pas du tout ce qui s’est produit. À la place, j'ai été renvoyé au début, et tous les puzzles que j'avais passé des heures à résoudre ont été remis à zéro sous mes yeux. Tout mon travail déconstruit, patiemment, méthodiquement. Tout à refaire. Aargh.

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L'ascenseur nous ramène au début, remet tout à zéro, défait tout ce que nous avons passé tant d'heures à faire. Le journaliste de Wired qui a écrit la critique de The Witness semble avoir été scandalisé par cette fin, et d'une manière générale par ce qu'il appelle l'indifférence de l'île à ses efforts.

De fait, revenu au début du jeu, on se sent d’abord vide, dépossédé, coupable, certain d’avoir raté quelque chose. On a traversé l’île à toute allure, avide de réponses, obsédé par son mystère, et c’était manifestement une fausse piste. Il n’y aura pas de réponse, semble nous dire le jeu. Et c’est difficile à encaisser dans une culture dominée par les jeux de type « Press A to win », une culture dans laquelle les spectateurs / joueurs ne supportent plus les points non élucidés, les éléments scénaristiques qui n'aboutissent à rien, pas même à un clin d'œil. Tout doit faire sens, tout de suite. Il est inconcevable de ne pas trouver de résolution, d'explication à notre quête effrénée de sens, à notre volonté de découvrir - et face au mutisme de The Witness, on est bien obligé de se demander pourquoi, pourquoi le jeu nous refuse cette libération. Ce qu’il veut nous dire. On en vient à interroger nos motivations, le sens de notre volonté si impérieuse de savoir, que le jeu refuse de nous faire voir autrement que comme une quête absolument vaine, stérile. Le monde non plus n'a pas de sens, comprend-t-on. Il n'y a rien d'autre à attendre de la vie qu'étancher temporairement notre soif de découvrir, de comprendre.

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Je ne sais plus si j'ai mis le doigt dessus tout de suite ou si c'est venu en écrivant ce texte, mais cette fin incroyablement frustrante me rappelle celle d'un autre magnum opus boursouflé et bouleversant : Infinite Jest de David Foster Wallace.

Infinite Jest se termine in medias res, sans résoudre explicitement aucun des mystères qui servent de toile de fond à l'intrigue du roman. Je me souviens nettement avoir attaqué les 100 dernières pages en me demandant bien comment diable Foster Wallace allait dénouer toutes les intrigues encore en suspens en si peu de temps - mais comme je fais toute confiance aux écrivains, je ne m'inquiétais pas outre mesure. Ma surprise et ma frustration furent donc complètes quand j'atteignis la dernière page du roman et que rien n'était résolu. Rien. Plus une page à lire, et pas une réponse. Il ne me restait plus qu'à recommencer à zéro, à relire le premier chapitre, situé chronologiquement après le reste du roman, puis à relire tout le reste à la recherche des indices qui m'avaient apparemment échappé à la première lecture, pour essayer de reconstituer moi-même le puzzle.

Tel David Foster Wallace, Jonathan Blow nous renvoie au début pour nous obliger à recommencer avec un regard neuf, charge à nous de voir cette fois ce qui nous avait échappé la première fois. Et si on recommence effectivement le jeu au lieu de ragequit comme le journaliste de Wired, on voit soudain des puzzles partout, dès les toutes premières salles souterraines. Dans les murs, les arbres, les rivières, les nuages. On voit le jeu autrement. On comprend qu’on n’avait rien compris, que tout est effectivement à refaire. Toute notre première exploration était une longue leçon.

Fort de notre expérience, on explore tous les recoins, on finit tous les puzzles qu'on avait laissés de côté parce qu'ils n'étaient pas essentiels à la progression, on allume les lasers qui ne l'étaient pas encore. Petit à petit le sentiment d'urgence du premier passage fait place à quelque chose de plus apaisé. L'envie d'aller au fond des choses, déterminé à ne rien rater. À force de creuser, on finit par se heurter à des endroits qui nous résistent vraiment. Derrière certains puzzles particulièrement retors, on trouve des valises contenant d’étranges plans hexagonaux, dont l'intérêt n'est pas immédiatement évident. Tant pis, on verra plus tard. Parfois on arrive à une porte qui refuse de s'ouvrir, un couloir apparemment inaccessible. Tant pis, on y reviendra. On a tout le temps, désormais.

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Sous le village, à force de chercher, on finit par découvrir une sorte de salle de projection, dont l'aspect évoque les années 1970, et où les chemins hexagonaux découverts dans les bunkers trouvent enfin leur utilité : chacun d'eux permet de déclencher la projection d'un petit film.

Je n'ai pas honte de dire que j'ai été fasciné par le premier que j'ai regardé - une sorte de bouillie new age déversée par une gourou américaine, qui explique que les Réponses viennent au moment précis où on abandonne l'idée de vouloir plus. Que la plus grande victoire, c'est de comprendre qu'on est déjà tout ce qu'on désire, qu'il n'y a rien à attendre (je vous jure que sur le moment, ça semblait lumineux). Il y a aussi un bout d'un Tarkovsky, où on voit un type tenter de traverser un parvis venté sans que la flamme de sa bougie ne s'éteigne - une référence aussi classieuse que Pynchon, mais une subtilité métaphorique niveau Christopher Nolan sur l’application qu’on peut mettre à des tâches parfaitement stériles.

On voit aussi Feynman, l’idole des rationalistes, et un extrait d’un vieux documentaire de la BBC sur le primat de la science sur « le produit des émotions humaines ». Bref il s’agit de flatter les nerds sans trop de subtilité. Comme les citations pompeuses des audiologs, ces films ont quelque chose d’un peu naïf, adolescent. Dans le docu de la BBC, le type montre des photos d'acides aminés prises au microscope électronique comme exemples d'une connaissance pure, obective, d'un niveau supérieur à ce que produisent les humanités. Mais la connaissance c’est les données ET leur interprétation, même en sciences dures. Même une image prise avec un appareil fort précis demeure une représentation, pas une connaissance objective. Et globalement, l’expérience du monde d’un autre être humain m’apprend des choses au moins aussi utiles qu’une photo d’acides aminés.

Pour autant, la question du statut de ces films est ambiguë - parce qu’à bien y réfléchir on est quand même en train de regarder l’image d’un type filmé il y a 30 ans, projetée dans un cinéma souterrain, sur une île dont l’existence est incertaine, même dans la diégèse, en tout cas à travers le point de vue d’un personnage de fiction, dans un jeu vidéo, le tout sur un ordinateur. La question c’est donc : qui nous parle, à travers cette demi-douzaine de couche de médiation ? Le « créateur » de l’île ? Blow ? Est-ce que les films font partie du jeu ou sont-ils une forme de commentaire ? Et à qui s'adressent-ils, à notre personnage ou à nous-même ?

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À force de refaire nos pas, on finit nécessairement par retourner au sommet de la montagne. Et là on réalise que lorsque tous les lasers sont allumés, le cube qui ouvrait l'accès à l'intérieur du cratère peut être résolu d’une seconde manière, qui allume l'un de ces câbles lumineux dont tout le jeu nous a appris qu'ils mènent à un nouveau puzzle. Le cœur s’emballe. On refait toute la descente, la soif à nouveau au ventre. On trouve finalement ce nouveau puzzle tout en bas, entre les mains du créateur.

Quand on le résout, un bruit nous pousse à nous retourner : une porte dérobée s'est ouverte derrière nous. Elle mène à la caverne.

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La caverne, c'est un peu la récompense à tout notre acharnement, les explications qu'on voulait tant et qui sont bien là, contre toute attente, à partir du moment où on a réussi à abandonner l'espoir de les trouver un jour (comme quoi la gourou avait raison). Après un agréable retour de l'émerveillement qui m'avait saisi lors de ma première entrée dans chaque nouvelle zone, la découverte de la caverne m'a mené à un nouveau stade : le plaisir serein de résoudre des puzzles pour eux-mêmes, sans espérer débloquer quoi que ce soit (manifestement ces puzzles sont inopérants).

Cette sérénité s'accompagne de la résolution, nécessairement décevante, des mystères de l'île : la caverne ouvre sur un réseau de grottes qui permet d'ouvrir et de relier les portes et les couloirs qu'on avait vus un peu partout, au fil du jeu, sans jamais pouvoir y accéder. Cette fois on est donc enfin dans l'envers du décor - la montagne en faisait encore partie. Dans ces couloirs de pierre traînent aussi de nouveaux audiologs. Ils commencent comme les autres - pompeux, solennels, et puis soudain ça dérape : une autre voix demande à la première si elle veut un sandwich, et d'un seul coup plus de doute, ce sont les créateurs de l'île que nous entendons. On entend leurs voix, leurs doutes, on devine enfin leurs mobiles. Eux aussi trouvent les citations un peu grandiloquentes, ils ne savent pas à quoi tout cela va servir. C’est un peu triste parce qu'ils explicitent ce qu'il fallait deviner : l'île n'a pas de sens. C’est une sorte d’expérience sur la conscience et le rêve. Il n'y a rien à découvrir, pas de vérité ultime, rien d'autre que la quête pour elle-même. Il n’y a même pas de créateur, pas d’auteur de l’île, seulement une équipe de techniciens sérieux, qui mettent tous leurs efforts dans la seule chose qui compte : l’œuvre. C'est le seul moment où le dispositif des audiologs fonctionne bien - précisément au moment où, paradoxalement, le jeu admet que ça ne fonctionnait pas auparavant. Tout ce foirage était une sorte de préparation pour permettre les révélations de la caverne.

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Je le disais, on est nécessairement déçu par ces explications - l'excitation du désir, l'ennui de la possession. Le mystère était forcément plus beau, mais l'envie de savoir était trop forte. Quand j'ai fini Infinite Jest, je n'ai pas supporté la frustration - pas supporté l'idée de recommencer à zéro un livre qu'il m'avait fallu huit mois pour lire, alors je suis allé chercher des réponses sur le web. On peut dissiper tous les doutes en quelques instants (oui c'était Orin, le spectre c'est J.O., Joëlle est bien défigurée sous son voile, Hal a gobé le DMZ, Pemulis est exclu, Stice meurt, etc.), mais quelle tristesse.

Il y a tout de même bien un puzzle dans la caverne qui sert à quelque chose. Il est difficile, manifestement important (en colonne, comme ceux de la cathédrale ; baigné d’une lumière un peu dorée ; de la variété "à triangles", comme ceux des secrets), et quand on le résout enfin, il permet d'accéder à une nouvelle section du réseau de grottes. Au bout, un phonogramme joue "Le palais du roi de la montagne" (arf arf) et déclenche l'apparition d'une série de puzzles générés aléatoirement, qu'il faudra résoudre avant que le disque ne soit terminé. C’est le Défi, l’un des deux seuls trophées du jeu.

Le défi porte bien son nom : il est extrêmement difficile, et là pas moyen d’aller chercher les solutions sur internet ou de se faire aider - les puzzles sont générés aléatoirement quand la musique commence, et mettre le jeu en pause éteint tout. Je me souviens avoir lu que Jonathan Blow lui-même a entrepris le Défi devant des journalistes, et qu'il lui a fallu une heure et demie pour réussir. Pour ma part j’ai essayé pendant des semaines.

Après des dizaines et des dizaines de tentatives infructueuses, beaucoup de stratégies différentes, de techniques apprises à grand peine, d’heuristiques contestables et de pas mal de superstition, on parvient à franchir le labyrinthe géant et à résoudre les ultimes puzzles qui ouvrent la cage de pierre illuminée située de l’autre côté. Tout dans ce décor suggère que la réponse à nos questions, celle qui soulagera enfin nos angoisses, se trouve dans le coffret. La mise en scène évoque la chambre la plus secrète d’une bibliothèque de monastère, à mi-chemin entre Dan Brown et Le Nom de la rose. Comme pour Infinite Jest, il ne m’est jamais venu à l’esprit qu’une boîte ne pourrait jamais contenir la réponse à toutes les questions restées en suspens - que s’il y avait une réponse, elle serait nécessairement décevante.

Finalement, dans la boîte, on trouve un dernier chemin hexagonal permettant de visionner un sixième film dans la salle de projection. Celui-ci s’avère le plus direct et le plus honnête de tous. Dans Le Secret du psaume 46, Brian Moriarty parle une heure durant des secrets cachés dans des œuvres, de Bach aux jeux vidéo en passant par Shakespeare, la Torah ou la Bible, et de la folie qui guette ceux qui consacrent leur vie à les chercher. Il établit finalement l’idée que la grandeur d’une œuvre n’a rien à voir avec ces choses anecdotiques, qu’on perd de vue l’essentiel à force de chercher des codes secrets et des révélations cachées, alors que l’œuvre est là, sous nos yeux. L’intervention se termine sur un coup de théâtre : un mystère, un élément fantastique, qui vient jeter le trouble sur l’explication rationnelle qu’on avait pourtant fini par accepter. Et il faudra se contenter de ça.

Comme le dit Danielle Riendeau dans son analyse de The Witness pour Vice, il y a quelque chose d’un peu fou à dire en substance aux joueurs qui viennent de consacrer des dizaines d’heures à ton jeu « Allez mettre le nez dehors, bande de nerds. Sortez du labyrinthe où vous vous êtes enfermés. » Et de fait cette vidéo, donnée comme le secret ultime du jeu, le dernier mot, a quelque chose d’une injonction contradictoire. Ne cherchez pas, nous dit-elle. Abandonnez. Votre obsession est futile et vous détruira.

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Un de mes livres favoris, toutes catégories confondues, s’appelle L’UX, la culture en clandestins. Il raconte les aventures extraordinaires (mais véridiques) de divers groupes de jeunes gens décidés à explorer les sous-sols et les bâtiments publics et privés de Paris, avec un mépris complet pour la législation, les horaires d’ouverture et la signalétique. Les UnterGunther, la Mexicaine de perforation et les autres explorent Paris par ses entrailles, creusant des tunnels clandestins pour relier ceux de la voirie à ceux de la RATP et circuler à leur guise. Leurs hauts faits sont trop nombreux pour être relatés ici, et puis je m’en voudrais de vous gâcher la lecture, mais il y en a tout de même un qui mérite notre attention.

Les membres de l’UX, comme ils s’appellent eux-mêmes, avaient aménagé un cinéma clandestin, dans les sous-sols de Paris, où ils diffusaient des films pour eux et leurs invités. L’entrée était située au bout de la salle de projection de la vieille cinémathèque de Paris, comme de juste. À partir de là l’histoire est obscure, mais un invité mécontent ou un fâcheux quelconque et décidé à leur nuire a prévenu la police de l’existence de ce cinéma, ainsi que du moyen d’y accéder. Les policiers, médusés, ont découvert tout le matériel de projection, la buvette et les plaids laissés là par les membres de l’UX. Quand la police est revenue la fois suivante, tout avait disparu. Il ne restait qu’un message peint sur le mur : « Ne cherchez pas ».

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Résumons-nous : au début de The Witness, il y a la joie simple de comprendre les règles et de les appliquer. On est grisé par les premiers triomphes. On va toujours plus vite. Mais bientôt cette boulimie de puzzles vient se confondre avec une poursuite effrénée, faustienne de la connaissance : il faut avancer toujours plus vite pour trouver des réponses.

La fin la plus évidente du jeu, l’ascenseur qui ramène au début et défait tout notre travail, nous oblige à faire le deuil d’une vérité révélée, à faire la paix avec l'indifférence du monde. On découvre qu'on peut rester tout aussi enthousiaste et avide pour rechercher le simple plaisir de l'émerveillement, de la découverte de l'île et de ses recoins. On se contente des puzzles environnementaux, qui ne promettent rien, ni sens ni progression, pas de « trophée » à déverrouiller, à peine un compteur qui monte, à l’écran des sauvegardes. La découverte de la caverne résout quelques mystères et nous apprend à apprécier les puzzles pour eux-mêmes, à retrouver un plaisir purement ludique. Au bout de la caverne, Le Défi nous donne une dernière épreuve à laquelle mesurer nos progrès. En récompense, la vidéo sur le psaume 46 vient conclure. Tout est bien qui finit bien.

Et après ? Eh bien plus rien. C’est fini, on vous dit, il faut partir monsieur, maintenant. Oui mais comment en être sûr ? L’obsession revient. La soif est désormais celle d’un sens caché. On arpente à nouveau l’île, on la regarde sous tous les angles, à la recherche d’un chemin, d’un signe, d’un message secret, codé. On retourne voir les films, on y cherche des réponses cachées. Pourtant la quête, la soif, nous y sont données pour des passions stériles et dangereuses, obsédantes. Le danger, semblent nous dire les vidéos, c’est précisément le moment où on espère que les puzzles vont faire sens.

Et pourtant si on regarde les vidéos suffisamment longtemps, à la recherche de miettes de sens qui auraient pu nous échapper, on finit par y découvrir… des puzzles.

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Mais était-ce bien le dernier secret ? Non. Il y a une troisième et dernière fin, qui boucle la boucle. Lorsque le jeu recommence, après qu’on a pris le grand ascenseur blanc qui remet l’île à zéro, on redécouvre tout avec des yeux neufs. On voit des puzzles partout. Jusque dans le soleil.

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La découverte de l'hôtel est à la fois jubilatoire et décevante. On voit enfin l’île en entier, d’en haut. On comprend les transats, le logo. Tout s’explique. Les audiologs parlent cette fois avec des voix robotiques qui servent de générique, une superbe idée - qui vient rattraper un peu les citations pompeuses du reste du jeu. J'aurais préféré qu'on en reste là, que tout se termine par une pirouette, qu'il n'y ait pas de réponse plus explicite. Mais la tentation de produire un monde clos sur lui-même et résolvant toutes les énigmes était sans doute trop forte.

Quand on s'enfonce dans l'hôtel, on finit par découvrir un couloir absurde, fantasmagorique, un chemin dans la nuit. Au bout, on tombe et s’écrase, avec un bruit assez glaçant. Démarre alors un petit film en caméra subjective, apparemment tourné dans les vrais bureaux des vrais développeurs du jeu, en Californie. Le joueur et le créateur se confondent : on se réveille groggy, avec une sonde urinaire, après avoir apparemment passé des jours entiers en immersion.

Apparemment il y a deux versions du film, une longue et une courte. J'ai eu la longue. Personne n'a encore compris pourquoi on voit l'une ou l'autre.

Ce film n’est pas très réussi : il est trop lent, il explique trop, fait amateur. À la décharge des développeurs, il semble qu’ils l’ont vraiment tourné une fois le jeu terminé, quand ils étaient effectivement au bout du rouleau après des années de labeur. En tout cas cette fois la question de la diégèse paraît résolue : notre personnage plonge dans le jeu, se donne à lui, s’y noie, tant et si bien qu’il n’en sort qu’avec difficulté et se réveille à grand peine et infirme.

Mais en même temps, il reste beaucoup de choses incompréhensibles - et qui font d'autant plus tâche qu'on a des explications pour d'autres. Pourquoi l'île a-t-elle l'air abandonnée - où sont les autres joueurs ? Pourquoi n'est-elle pas parfaite, si c'est un lieu de vacances virtuel ? Pourquoi les puzzles et les équipements en mauvais état, si c'est une création numérique et contrôlée ? Et décidément, qui nous parle ?

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Pendant que je réfléchissais à tout ça, contemplant l’île depuis la terrasse de l’hôtel, mon fils m’a tapé sur l’épaule. Il voulait savoir s'il pouvait jouer au « jeu de l’île dans les nuages ». Ca faisait quelques temps qu'il me tournait autour quand je jouais, intrigué par les puzzles. Alors j'ai recommencé avec lui, à zéro, encore une fois. C’est la beauté d’un jeu muet et scrupuleusement pédagogique : un enfant de six ans peut en comprendre les règles. En regardant par dessus son épaule, je portais un regard neuf et acéré sur tout ce que j'avais déjà vécu dans les semaines précédentes. Je l'ai vu hésiter, se tromper, comprendre enfin, apprendre les règles petit à petit. Quand il était coincé, je lui ai donné des indices mais pas la solution, pour qu'il connaisse lui aussi les plaisirs mêlés de l'épiphanie et de l’émerveillement. C’est là que j'ai trouvé ce qui est, pour moi, le véritable sens du jeu - et, peut-être, de la vie.

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À suivre...

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Sauf mention contraire, images, textes, conception & réalisation : Martin Lafréchoux

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